Retour sur un sujet sensible concernant un enseignant de l'Université d'Ottawa

Retour sur un sujet sensible

Retour sur un sujet sensible | Voilà un an, l’Université d’Ottawa suspendait Verushka Lieutenant-Duval pour avoir utilisé dans un cadre pédagogique le mot en « n ». Je ne reviendrai pas sur cet événement, que plusieurs connaissent dans le détail, mieux que moi d’ailleurs. Je tenterai plutôt d’en dégager certains enjeux, que chacun peut s’approprier, qu’il soit pédagogue ou citoyen.

Deux postures

D’abord, la plupart des enseignants ont adopté deux postures face à cet incident. La première est celle que je qualifie de « défensive », considérant que certains d’entre eux peuvent se sentir davantage vulnérables, que ce soit devant leurs étudiants ou leur administration; cette posture se rattache au pôle de la liberté académique, qu’on espère la plus grande, garantie et protégée, bien qu’on la sache limitée d’une manière ou d’une autre.

On ne peut pas tout dire en classe, c’est évident, mais la possibilité d’échapper par mégarde un mot « sensible », de perdre le contrôle de son groupe, d’avoir par surcroît une sanction, puis de faire face aux médias, justifie d’être sur ses gardes. Dans une dynamique administrative où les étudiants sont réputés être des clients qui exigent satisfaction, les enseignants redoutent qu’ils aient à en payer les frais, advenant le cas où ils soient l’objet d’une plainte relative à un sujet sensible.

La deuxième posture est celle que je qualifie cette fois de « compréhensive ». En effet, d’autres cherchent à comprendre, à partir de ce type d’incident, l’étendue de son rôle en tant qu’éducateur et figure d’autorité ; cette posture se rattache au pôle de la responsabilité académique, avec tout ce que cela implique, comme déterminer la nature des contenus enseignés, ses méthodes, ses stratégies, sa relation avec les membres de sa classe, ou encore déterminer ses objectifs en termes de connaissances et d’éducation citoyenne. Par exemple, si j’ai envie d’aborder la littérature autochtone ou le mouvement littéraire de la négritude, comment puis-je m’y prendre? Si un passage d’une œuvre de philosophie révèle un contenu discriminatoire et offensant, que dois-je faire?

Bien que certains aient adopté une posture plutôt que l’autre, je pense ne pas me tromper en affirmant que chacun a flirté avec les deux. À moins d’être indifférent (sans posture), ou être prêt à mettre le feu au poudre (posture d’attaque), chaque enseignant a compris qu’il avait intérêt à apprivoiser cette nouvelle bête qui se cache derrière les « sujets sensibles ». Cette problématique est là pour rester; aussi bien y réfléchir avec sérieux.

Une discussion sur les sujets sensibles

L’institution d’enseignement à laquelle je suis attaché a pris le taureau par les cornes. Suite à plusieurs demandes du milieu, elle a mis entre les mains de la Commission des études l’épineux dossier des « sujets sensibles », qui a formé un comité pour dresser un portrait local sur cette question, puis identifier les moyens à mettre en œuvre pour mieux remplir notre mission d’enseignement. Des groupes de discussion ont déjà eu lieu, et je me suis glissé dans l’un d’entre eux. Voici une petite analyse de mon expérience.

Lorsqu’on s’essaie à définir ce qu’est un sujet sensible, le premier écueil est de ne pas prêter flanc au relativisme, en identifiant comme « sensible » tout ce qui peut heurter la sensibilité de chacun. Même si un sujet risque de créer des réactions ou des susceptibilités, on ne doit pas s’empêcher, par exemple, de s’attaquer à l’ignorance et aux préjugés de chacun. Par ailleurs, dans un système d’éducation de masse, on ne peut exiger du prof qu’il enseigne selon l’épiderme de chacun. Le professeur doit assumer son statut d’autorité, et l’institution doit le lui reconnaître.

Une fois ce relativisme écarté, le débat consiste à déterminer si ce qu’on nomme « sujet sensible » relève davantage, voire uniquement de l’espèce révélée par le cas-type Lieutenant-Duval. Le mot en « n », en l’occurrence, renvoie à un grand pan de l’histoire de l’Occident, traversé par l’impérialisme, le colonialisme et par des rapports de domination.

Mais il y a d’autres sujets ou situations « sensibles ». Le suicide et la religion, par exemple, sont des sujets délicats. L’intimité du corps, dans le cas de manipulations en techniques infirmières ou en techniques de physiothérapie, peut également mener à des situations délicates. Des recoupements sont également possibles : travailler une zone intime du corps peut mener à une agression d’un homme sur une femme. Cela dit, il est possible d’élargir le débat bien au-delà de la sensibilité relative au strict rapport de domination.  La question est donc complexe.

Ceux qui tiennent à une interprétation stricte des « sujets sensibles » soutiennent cependant que le danger est de masquer le fond du problème. Non seulement les injustices et discriminations du passé ont blessé les communautés opprimées – noires, autochtones, celle des femmes, etc. – mais cela a aussi eu pour effet de les marginaliser au profit d’une culture dominante qui s’est paradoxalement donné pour mission de civiliser à sa façon l’ensemble de l’humanité. Et l’éducation, on l’aura compris, a tendance à reproduire une certaine tradition, avec ses travers. Pour ne donner qu’un exemple, le corpus de femmes philosophes enseignées dans mon département est bien mince, voire absent. De quoi faire réfléchir.

La polarisation

L’interprétation stricte des « sujets sensibles » exige ainsi que ces rapports de domination soit reconnus par les institutions elles-mêmes et que ceux qui en ont la charge soient attentifs à ceux qui sont laissés malheureusement en marge. Comme le mentionnait une anthropologue qui a travaillé sur la question autochtone, le cauchemar, c’est quand tu n’existes même pas encore aux yeux de l’autre. Cela représente donc tout un défi de société, et c’est là que les positions se polarisent.

Ceux empreints d’un conservatisme en matière d’éducation craignent ainsi que les campus soient maintenant la proie d’une nouvelle idéologie qui sape la qualité des savoirs, envahis par le « woke », cet éveillé « qui voit de la discrimination partout », pour reprendre le commentaire politique de François Legault (Conférence de presse, Assemble nationale, 16 septembre 2021). À l’opposé, nous retrouvons certains militants attentifs à tout ce qui incarne un rapport de domination, qu’ils peuvent dénoncer en un clic sur les plateformes numériques, avec les conséquences qui s’ensuivent pour les individus ciblés, à tort ou à raison. C’est un jeu dangereux.

Prendre conscience que la communauté noire a été opprimée, qu’elle l’est encore, que le mot en « n », même lorsqu’utilisé dans un cadre pédagogique, peut par conséquent être offensant, tout cela invite l’enseignant à réfléchir à la nature des sujets sensibles, à sa liberté académique, indissociable de sa responsabilité. Aux études supérieures, certaines disciplines s’y prêtent davantage : littérature, sciences sociales, histoire, philosophie… Au primaire et au secondaire, dans un monde de plus en plus modelé par la diversité, c’est un passage obligé. On ne peut pas enseigner en faisant comme s’il ne s’agissait que de transmettre des savoirs objectifs désincarnés. En revanche, un milieu d’enseignement ne doit pas servir de champ de bataille, et les enseignants, de chair à canon. On ne tire pas sans raison sur les messagers.

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