Nature morte - Les muses consommées

Les muses consommées

Les muses consommées | Le milieu des arts et spectacles agonisent. Il n’y a pas de quoi nous surprendre : tout ce qu’il y a de contraintes sanitaires transforme toute initiative culturelle en un véritable labyrinthe. Souvent c’est l’impasse : on frappe un mur, on rebrousse chemin, on repousse plus loin le jour où son projet verra le jour. Hier, la société s’était habituée à consommer leurs œuvres; demain, ce seront les muses elles-mêmes qui seront consommées.

Le travail invisible

Le traitement que la société de consommation réserve aux « acteurs culturels » – j’entends par là tous ceux et celles qui se dédient à mettre au monde une œuvre – est injuste. Si l’idéologie libérale fait miroiter que le travail et l’esprit d’entreprise sont les clés de la réussite, de l’autre côté du miroir, les faits ont de quoi nous désenchanter. De la même manière qu’on refuse encore aujourd’hui de reconnaître équitablement le travail invisible domestique des femmes (Christine Delphy, Pour une théorie générale de l’exploitation, p. 26), on baisse les yeux devant les efforts de longue haleine des acteurs culturels, occultés souvent par le préjugé selon lequel certains ont du talent, un don, de la chance, voire même le privilège de vivre aux crochets de la société. À noter : la crise en a fait décrocher plusieurs de leur métier. De quoi faire réfléchir.

Imaginons une musicienne. Elle est douée, en effet. Mais demandons-nous à quand remontent ses premiers efforts. Elle a probablement commencé à cinq ans. Et ensuite?  Des cours à chaque semaine pour maîtriser ses pièces et passer ses degrés; des heures d’entêtement à raffiner son jeu; des minutes décisives à chaque examen, à se faire valoir devant des juges; après plusieurs années, un baccalauréat, une maîtrise; pendant tout ce temps, des concerts à préparer et à livrer. À certaines occasions, heureusement, des moments de grâce. Ce ne sera jamais parfait, mais en travaillant, le résultat sera à la hauteur. Il y a de la beauté et de la grandeur dans la musique.

Des œuvres consommées

Hannah Arend

t, que je considère comme l’une des figures de proue de la philosophie contemporaine, a su mettre en relief dans sa Condition de l’homme moderne la régression de l’humanité vers le cycle sans fin de la consommation. Les difficultés que rencontre le milieu culturel, loin de n’être que la conséquence de la pandémie, s’inscrivent dans notre comportement de travailleurs-consommateurs qui dévorent sans grand respect les œuvres au lieu de les admirer en tant qu’objets qui inspirent la reconnaissance.

Pourtant, comme Arendt le fait remarquer, l’artiste ne fait pas que travailler : il œuvre. La nuance est importante et réside du côté de l’objectif visé. Celui qui travaille ne récolte qu’un salaire; celui qui œuvre récolte le fruit de son art : un film, un tableau, une musique, une chorégraphie. L’artiste engendre ce quelque chose susceptible de perdurer, alors que nous nous sommes habitués au buffet à volonté d’objets populaires que nous nous autorisons à gruger jusqu’aux os.

Personne n’échappe à ce processus ravageur, qu’une seule expression suffit à résumer : la culture du divertissement. Nous sommes à l’ère du Netflix et du Spotify; nous ne savons plus très bien tout ce que nous avons englouti, si ce n’est que nous avons consommé beaucoup de données. Le « streaming » sur le ipad est à l’image du « flux continu » de notre vie qui ne s’arrête jamais. Pas étonnant que nous ne soyons plus en mesure de reconnaître la valeur d’une production artistique, de même que les personnes qui en prennent la charge. Ainsi les muses se consument à petit feu.

Le paradoxe de la Prestation canadienne d’urgence

Pour sauver les finances de tous ceux et celles qui ne pouvaient exercer leur emploi pendant la pandémie, le Gouvernement du Canada a délié les cordons de la bourse comme il ne l’a jamais fait. Pour plusieurs, le choc a été brutal, signifiant une perte de salaire et un pas de recul dans la précarité. Le paradoxe est que pour d’autres, issus du milieu culturel et qui performent ou enseignent à titre de travailleurs autonomes, donc habitués à la précarité, ce fut tout le contraire, voire un événement sans précédent.

Cette fois, l’État n’avait oublié personne. Pour des entrepreneurs de la culture qui souvent n’ont jamais eu droit au chômage, le 500$ à la semaine était l’occasion de respirer un peu, d’avoir du temps libre. Or, à quoi se consacre l’artiste lorsque nous lui donnons l’occasion d’être libre du travail atypique qui lui assure de combler à l’arraché les nécessités de la vie? Il œuvre.

Ma reconnaissance va à ces acteurs du milieu culturel qui ont fait bon usage des deniers publics. Ce petit monde de gens qui se côtoient ont eu la surprise de voir que plusieurs de leurs collègues avaient pris l’initiative d’une création, l’esprit tranquille. En témoigne l’acrobate et animateur du Cirque Kikasse, qui notait dimanche dernier pendant sa performance à Stoneham, avec une pointe de sarcasme, que sa troupe avait pris ce moment de grâce financière pour imaginer leur spectacle. Pour les petits et grands qui n’ont pas eu à payer un sou, ça été un bel éclairci dans cette époque grisaille. Chapeau à tous ces maîtres d’œuvre!

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