La vigilance nationale de Legault | Le 15 septembre dernier, à l’Assemblée nationale, il y eut un échange croustillant entre le député de l’opposition Gabriel Nadeau-Dubois et le Premier ministre François Legault. L’échange en entier vaut la peine d’être lu. Ce que n’a pas apprécié le député de Québec Solidaire, comme bien d’autres citoyens, c’est l’intervention du PM dans la campagne fédérale et son opinion selon laquelle le Parti Conservateur est la meilleure option pour le Québec. Il avait ses raisons, bien que les électeurs en aient décidé autrement lundi dernier.
De là l’accusation lancée à son égard de se prendre pour un monarque à la Duplessis, de jouer au père de la nation québécoise, sans tenir compte de la diversité des citoyennes et citoyens qui la composent. Les gens ne sont-ils pas assez autonomes pour choisir par eux-mêmes ce qui leur convient?
Coup de théâtre, le PM lui a répliqué ceci :
« Le chef de Québec solidaire nous parle de Maurice Duplessis. Il avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Il n’était pas un « woke » comme le chef de Québec solidaire. » (Journal des débats de l’Assemblée nationale, 2021-09-15)
Au premier coup d’œil, l’emploi de ce terme, « woke », a de quoi surprendre. Est-ce une insulte nouveau jour, qui a remplacé l’accusation usée de « communiste » pour qualifier toute la gauche? Ça en a tout l’air. Mais ne nous égarons pas et débusquons ce qui se cache derrière l’emploi de ce mot.
La vigilance du « woke »
La diffusion sur les ondes de Radio-Canada d’une entrevue avec Pascale Dufour, professeure au département de science politique de l’Université de Montréal et directrice du CAPED, est l’occasion de remettre les pendules à l’heure.
À l’origine, le contexte d’apparition du terme est celui des luttes raciales au sein des communautés afro-américaines au milieu du 20e siècle; c’est un appel à être « éveillés » (en anglais, woke) devant les injustices à caractère racial, puis à poursuivre la résistance contre cette forme de discrimination qui a modelé la société américaine. Plus récemment, le mouvement Black live matters a donné un souffle nouveau à cette posture d’éveil ; il est maintenant question de reconnaître – ou non, comme c’est le cas chez notre Premier ministre – le racisme systémique.
Or, puisqu’une injustice en côtoie souvent une autre, d’autres formes de discriminations se sont intégrées à la liste des préoccupations du mouvement « woke ». D’abord, ce fut l’éveil contre les violences sexuelles envers les femmes. Puis, au terme de ce processus d’élargissement, ce fut la vigilance contre toute forme d’injustice. La sensibilité « woke » a donc le mérite de ne laisser aucuns discriminés en marge.
Dernier clin d’œil : en creusant un peu sur le web, nous apprenons même l’existence lointaine du mouvement Wide Awakes. C’était en 1860, suite à un discours d’Abraham Lincoln, où il avait condamné l’esclavage et défendu le droit de grève des travailleurs. Encore ici, il s’agit de dénoncer les rapports de domination.
Nationalisme contre wokisme
Revenons à Legault. Il y a plusieurs enjeux politiques derrière cette déclaration qui reprend le terme « woke », cette fois de manière péjorative. À commencer par les visées autonomistes de la Coalition avenir Québec, teintées de son nationalisme ; cela signifie revendiquer une décentralisation du pouvoir à Ottawa afin d’obtenir plus de pouvoir pour les provinces, et plus important encore, promouvoir la nation québécoise, conçue par cette formation politique comme un « nous » monolithique. L’appel de Legault à voter Conservateur au fédéral s’explique donc à peu près ainsi : parce que c’est un parti moins centralisateur, voter pour Erin O’Toole reviendrait à défendre la nation québécoise.
Le glissement fascine, et c’est l’occasion pour l’homme politique de flatter le dos de son électorat dans le sens du poil. Le Premier ministre du Québec opposera ainsi le wokisme de gauche de Gabriel Nadeau-Dubois à son nationalisme de droite :
« M. le Président, être nationaliste, c’est défendre nos valeurs. C’est aussi défendre notre langue. Ce qu’il y a de plus crucial, quand on parle de défendre le français, c’est de s’assurer de l’intégration — c’est un mot qu’il [Nadeau-Dubois] n’aime pas — des immigrants. Actuellement, on demande aux partis fédéraux de nous céder les pouvoirs en matière de sélection des immigrants. Le Parti libéral du Canada dit non. Le NPD dit non. Le Parti vert dit non. » (Journal des débats de l’Assemblée nationale, 2021-09-15).
Reste donc à voter Conservateur. CQFD.
Pourtant, nous ne sommes pas très avancés sur ce que signifie le « wokisme » pour Legault. Est « woke » celui qui n’est pas un nationaliste, d’accord; tourné autrement, est « woke » celui qui adhère à une sorte de « multiculturalisme » – « peut-être que c’est un mot plus approprié », avouera-t-il le lendemain en conférence de presse. (Conférence de presse, 16 septembre 2021, 9h50)
Mais ce n’est pas tout
Lorsque la corde sensible du nationalisme vibre, on devient bavard. Ainsi, lors de cette même conférence de presse, une précision importante nous est donnée. Après être revenu d’entrée de jeu sur le fait que le « woke » est celui « qui veut nous faire sentir coupable de défendre la nation québécoise, de défendre ses valeurs », il ajoute cette perle : « un « woke », c’est quelqu’un qui voit de la discrimination partout. » À la même occasion, il s’est référé à un autre incident démesuré et stupide, celui de l’autodafé de livres en Ontario. C’est habile.
Pauvre Tintin en Amérique, en effet. Toutefois, cela ne donne pas le droit de balayer sous le tapis bon nombre d’injustices, notamment celles commises envers les autochtones au nom d’un drapeau. Cela dit, au-delà de la complexité de ces différents enjeux, nous sommes devant un beau paradoxe : Legault fait la leçon à Gabriel Nadeau-Dubois en matière de justice sociale et l’accuse, armé de son fleurdelisé qui remonte à Duplessis, d’être incapable de discriminer quelles sont les véritables discriminations. La Nation, semble-t-il, montre toujours patte blanche. Misère que nous ne sommes pas sortis du bois…