L'école écorchée

L’école écorchée

L’école écorchée – Le sensationnalisme médiatique nous tient en haleine depuis quelques semaines. Une pénurie de 8558 personnes enseignantes a été d’abord annoncée, ouvrant la porte à l’embauche de personnel non qualifié. Puis une bonne partie des charges a été comblée comme par magie lors de la séance d’affectation du 21 août.

Enfin, aux dernières nouvelles, alors que l’année scolaire est maintenant entamée, il manque toujours des enseignants, toutes qualifications confondues, ainsi que des professionnels, souvent là où les besoins sont les plus criants. Tout pour nous étourdir et nous détourner de l’essentiel dans cet exercice de rapiéçage de pis-aller : l’école est bel et bien écorchée vive depuis des décennies, et il ne lui reste plus qu’à perdre la tête.

Profession exigeante

En témoigne la récente déclaration du ministre de l’Éducation selon laquelle les jeunes enseignants au primaire devraient se voir confier la maternelle, classes qualifiées de « moins exigeantes ».

Un autre petit lambeau arraché au corps de l’éducation. Il faut bien de la maladresse ou de l’ignorance pour avancer de telles sottises. Je couperai court à ces spéculations quant à l’évaluation des difficultés propres à chaque niveau scolaire. Le fait de regarder avec un certain mépris ce qui se passe au pied de l’échelle nous condamne à une ascension médiocre. Éduquer dans le réseau est d’une exigence permanente, et j’inclus ici les services de garde. C’est pourquoi plusieurs, à tous les niveaux, s’y épuisent aujourd’hui, faute de considération et de reconnaissance sociale, alors même que leurs responsabilités se sont accrues du fait du laisser-aller parental.

Sur la priorité à l’éducation

Les gouvernements qui se succèdent revendiquent tôt ou tard que l’éducation est une priorité, une déclaration rhétorique visant à accroître leur capital politique. Pourtant, la situation actuelle du réseau scolaire ne trompe pas : ou bien ce n’est jamais une réelle priorité, ou bien les dirigeants ont échoué gravement. Peut-être l’un et l’autre, finalement.

Savoir hiérarchiser est un art. Le malheur est qu’on ne saurait prioriser sans secondariser autre chose. Par exemple, d’un point de vue strictement budgétaire, la santé prend le dessus sur l’éducation, avec le double de ses dépenses, si on inclut dans celui de l’éducation le budget de l’enseignement supérieur (voir p. 41).

Or vu la situation catastrophique dans les hôpitaux et cliniques, ce n’est pas demain la veille qu’un meilleur équilibre se réalisera. Est-ce pour autant une juste répartition pour les jeunes générations? Mais il faut bien dans l’urgence sauver en premier les corps… L’éducation, au 21e siècle, est une institution de seconde zone.

Or, si ce n’est pas en santé, dans quelles enveloppes piger? Est-ce dans celle dédiée à la croissance économique? Serait-il pertinent de repenser les subventions aux entreprises du type de celles octroyées à Ford pour la production de matériaux de batterie (prêt de 322 M par Québec, dont 194 M sans obligation de rembourser si les 345 emplois créés sont conservés)?

Est-ce ailleurs? Mais où? On l’aura compris, chacun veut avoir son morceau de viande. Et gare aux politiciens qui osent lever les impôts pour accroître les revenus de l’État et mieux équilibrer les dépenses! Le gouvernement caquiste l’a bien compris, préférant le crédit ou la baisse d’impôt (500$ rétroactif pour 2021, baisse de 1% pour chacun des deux premiers paliers d’imposition depuis juillet 2023). Contrer l’inflation et la perte du pouvoir d’achat, est-ce vraiment prioritaire? N’a-t-on pas une vision plus ambitieuse pour l’éducation?

Crise de l’éducation au 21e siècle

Au siècle dernier, Hannah Arendt terminait avec une pointe d’indignation son texte intitulé « La crise de l’éducation » ; j’en retranscris ici un long passage pour que chacun puisse le murir et en saisir la gravité :

« L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever la chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. » (Arendt, Crise de la culture, « La crise de l’éducation »)

L’ouvrage a été publié en 1961, et force est de constater que la crise s’est aggravée depuis. Le 21e siècle ne sait plus très bien s’il vaut encore la peine d’introduire nos enfants dans un monde bousillé qui manque d’amour.

Le passage cité est dense et nécessite une analyse complète de l’essai pour en saisir toute la portée. Contentons-nous de soulever un coin du voile, là où il est question du reproche d’abandonner les enfants à eux-mêmes.

Arendt critique le préjugé « moderne » selon lequel il existerait « un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. » (« La crise de l’éducation », voir section II). Si tel est le cas, la responsabilité d’organiser « leur » monde incomberait à eux seuls plutôt qu’à nous, les adultes, qui habitons dans un monde toujours déjà trop vieux et dépassé. Les enfants n’auraient ainsi plus besoin d’éducateurs savants capables de leur présenter un monde commun qui les précède, mais aurait besoin plutôt de pédagogues dont la fonction serait simplement de leur fournir les outils pour qu’ils apprennent par eux-mêmes.

Ce débat a été caricaturé sous la forme d’une alternative entre les cours magistraux figés sous l’autorité du professeur érudit et les cours ludiques des spécialistes du renouveau pédagogique où l’élève devient un apprenant et le pédagogue un simple facilitateur. Si Arendt revendique une position conservatrice, que certains malheureusement s’empressent de défigurer en la plaquant sur la vieille figure du maître ou de la maîtresse d’école, c’est qu’elle espère que les éducateurs seront à la hauteur de leur responsabilité pour qu’ils conservent un minimum de leur autorité.

Hélas, aujourd’hui, sa mise en garde semble lointaine. Considérons seulement l’emprise qu’exercent aujourd’hui les téléphones, les tablettes et les réseaux sociaux, ou encore la révolution promise par le développement fulgurant de l’IA afin d’organiser mieux que nous le monde qui nous échappe. À ce rythme, l’éducation par et pour des humains risquent de devenir définitivement accessoire. Il serait dès lors grand temps de réviser nos priorités.

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