Quelques semaines avant les élections fédérales de 2020, le Premier ministre Justin Trudeau faisait parvenir une lettre aux « amie et ami » (sic) canadiens. On pouvait y lire la chose suivante : « Lorsque la pandémie a frappé, les Canadiens se sont épaulés. […] Tout au long de cette crise, notre gouvernement vous a soutenu. […] Malgré tout, les Canadiens sont demeurés résilients, parce que c’est ça être Canadien ». Sans insister sur le paradoxe soulevé par La Boétie selon lequel il est stricto sensu impossible de devenir l’ami d’un despote sans « s’éloigner de sa liberté […] et embrasser et serrer à deux mains sa servitude[1] », essayons de comprendre en quoi et comment la résilience joue un rôle dans la pandémie actuelle. Car le propos de Trudeau n’est pas un hapax, mais un élément conceptuel chargé de sens qui s’inscrit dans un projet de gouvernementalité beaucoup plus général. Le concept de « résilience » est employé dans le rapport de l’administratrice en chef de la santé publique du Canada (Dre Theresa Tam) sur l’état de santé publique au Canada 2020, intitulé « Du risque à la résilience : une approche axée sur l’équité concernant la Covid-19 ». On peut y lire les lignes suivantes :
Alors que nous nous préparons à être plus forts durant la phase de rétablissement de la COVID-19, la résilience jouera un rôle essentiel dans la façon dont nous continuerons de nous adapter et de faire des ajustements en fonction des répercussions continues de cette crise. Nous pouvons continuer de miser sur les interventions sociales, sanitaires et économiques utilisées pour appuyer les Canadiens durant cette période sans précédent et améliorer ces systèmes grâce à des changements systémiques plus vastes. En parallèle, nous pouvons tirer parti de notre résilience individuelle et collective pour nous préparer à de futures crises ou perturbation. (p.61)
En tant que société, nous sommes à un tournant décisif. C’est en travaillant ensemble que nous pourrons passer du risque à la résilience[2]. (p.65)
Pour formuler notre interrogation autrement, en nous inspirant notamment des travaux de Thierry Ribault dans Contre la résilience, comment faut-il comprendre la politique de la résilience ? Quel est son rôle ? L’idée est fort simple, mais son pouvoir illusoire est inversement proportionnel : l’appel à la résilience permet de réduire la pandémie à un « fait de nature », à un phénomène « naturel » sur lequel les êtres humains n’auraient aucune prise. La résilience est un processus qui naturalise les contrecoups des décisions économiques et politiques, ces dernières disparaissant dès lors comme véritables causes de la pandémie. En nous appelant à nous serrer les coudes, à agir en réaction, à subir ce déferlement naturel dans l’objectif dans ressortir plus fort, la politique de la résilience contribue à perpétuer le business as usual. Le slogan futurologique « ça va bien aller » est l’incarnation même de cet effet illusionnant : ça n’allait pas bien « avant », en quoi et comment pouvons-nous espérer que ça ira mieux « après » ?
La résilience comme technique psychopolitique
Qu’est-ce donc que la résilience ? Elle tire son origine de la « science des matériaux », à savoir la capacité pour le bois, ainsi que le métal, d’absorber un choc et de revenir à leur état d’origine. Selon Ribault, c’est à partir des années 1940 que le terme change de registre sémantique pour devenir un concept central de la psychologie ainsi que de la sociologie, en 1970 il s’impose dans la pensée écologique et se généralise dans à peu près tous les domaines à partir des années 2000[3]. On ne dénombre d’ailleurs plus les journalistes qui en font au Québec un usage non critique. On l’aura compris, la résilience désigne la capacité pour une « conscience » ou pour une « société » de reprendre leur forme initiale après un choc, qu’il s’agisse d’une crise économique, d’un désastre nucléaire, d’une pandémie, d’une rupture amoureuse, d’une dépression, d’une maladie, etc. La résilience est intimement liée aux expériences douloureuses, « autant d’épreuves que les êtres humains sont censés supporter à condition de leur trouver un sens, de conserver leur dignité morale et le respect de soi, et accessoirement, de ne pas y laisser leur peau[4] ». Il apparaît difficile en première approximation de s’opposer à la résilience dans la mesure où elle indique la capacité humaine de surmonter les dangers, de survivre aux désastres, de surmonter des difficultés existentielles, tout cela dans l’objectif de conserver sa dignité morale et de donner un sens à nos expériences douloureuses. La résilience change tout choc en opportunité pour devenir meilleure, plus fort : elle est « recherche de surhumanité[5] ». Lorsque Trudeau définit les Canadiens et Canadiennes comme par essence résilients (« c’est ça être canadien »), il ne dit pas autre chose.
L’originalité du propos de Ribault consiste précisément à mettre à nu ce soi-disant aspect positif de la résilience, « voile indécent jeté sur la brutalité de l’endurcissement, dont elle entreprend de faire un expédient et une planche de salut […] », pour en exposer la logique de pouvoir. Selon lui :
La résilience prétend tirer sa force et son évidence de la trivialité de son propos […]. De la résistance à la déformation de la matière, à la résistance et déformation des êtres humains comme matière, il s’agit, dans tous les cas, d’explorer les mille et une manières de faire plier son objet, sans le rompre, afin de le rendre conforme à son milieu et aux pressions qu’il lui fait subir, et de se renforcer dans l’épreuve. Sans rompre signifie, pour les objets humains concernés, sans cesser de vivre en survivant, de produire en consommant, d’être un bon citoyen en se soumettant, autant dire, être résistant sans opposer de résistance[6].
Il ne faut toutefois pas interpréter cette exploration des manières de faire plier ses objets (les humains) comme une technique disciplinaire consistant à les contraindre physiquement à épouser certains contours à la manière d’une orthopédie. La résilience est davantage de l’ordre de ce que Byung-Chul Han nomme un dispositif psychopolitique, elle atteint le cœur même de la conscience comme objet d’investigation. Elle parvient à nous convaincre que les chocs destructeurs sont en fait des planches de salut où la création est possible. Ce qui vient plier les corps et les sociétés, c’est la pandémie du Covid-19. La résilience vient, quant à elle, jouer un rôle dans la mesure où elle confère du sens à ce choc, par tout un ensemble de stratégies spécifiques.
Mais il faut souligner que « la seule douleur tolérée est donc celle qui peut être exploitée à des fins d’optimisation [économique][7] ». C’est peut-être en ce sens que les garderies sont restées ouvertes pour que les parents puissent travailler, que l’éducation a pris le tournant numérique pour assurer la main-d’œuvre, que la manière de travailler s’est majoritairement virtualisée pour être plus efficace et plus rentable, etc. C’est précisément ce que René Riesel et Jaime Semprun nomment l’« administration du désastre[8] », où l’urgence chronique dans laquelle nous vivons devient autant d’opportunités d’affaire pour monnayer et rentabiliser la crise perpétuelle. Si la résilience apparaît à cet égard despotique, mais d’un despotisme bienveillant, c’est qu’elle met l’accent sur l’adaptation et l’amélioration, « au détriment de la remise en cause des conditions de la souffrance[9] ». Il y a là un déplacement de « la responsabilité de la violence vers les victimes elles-mêmes, qui sont appelées à surmonter les difficultés et à en tirer des leçons[10] ». C’est la logique à l’œuvre dans la désignation des boucs émissaires, des mesures sanitaires strictes pour compenser la défaillance d’un système public assailli et affamé depuis longtemps, du manque de prévoyance des médiocres au pouvoir, etc. Mais la résilience impliquée par le fait même d’être canadien, et c’est là la pierre de touche, « contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée, tout comme ses prétentions à faire de la perte une issue vers de nouvelles formes de vie […][11] ». Cette falsification du monde empêche d’interroger les causes de notre condition douloureuse et contribue à perpétuer le statu quo.
Qu’avons-nous fait pour lutter contre le coronavirus ? Rien, dit Andreas Malm.
Le Covid-19, répète-t-on souvent, était imprévisible. C’est un phénomène naturel qui malheureusement affecte les humains, « il faut apprendre à vivre avec » répète-t-on comme un mantra. Là réside la falsification du monde sur laquelle repose le Covid comme « fait de nature » ou « phénomène naturel ». Évidemment, il était impossible de savoir exactement quel agent pathogène ou quelle maladie infectieuse émergente frapperait l’humanité. Mais était-ce impossible de savoir que nous sommes en train de réunir depuis plusieurs décennies tous les éléments requis pour augmenter le risque de débordements zoonotiques[12] ? On peut en douter[13]. Dans sa conférence de presse du jeudi 27 mai 2021, Trudeau disait appuyer les démarches visant à mieux comprendre les origines du Covid : « ces efforts garantiront non seulement l’imputabilité, mais assureront aussi une compréhension complète de la manière dont on peut protéger le monde de toute pandémie future[14] ». On comprend bien de quelle origine il est ici question : est-ce un accident de laboratoire ou d’une contamination de pangolins par des chauves-souris ? Bien que la détermination de la provenance de ce virus soit essentielle, elle manque la question des véritables origines non pas du Covid-19 en particulier, mais de l’émergence des zoonoses en général.
Pourtant, les recherches sur le sujet sont claires. Selon le UNEP Frontiers Report 2016, on estime que 60% des maladies infectieuses connues chez les humains proviennent de nos contacts avec les animaux. C’est ce que le biologiste et géographe américain Jared Diamond nomme le « don fatal du bétail » : « les pastoralistes donnaient de la nourriture et des soins à leur troupeau, ils recevaient des produits animaux en échange (viande, lait, peau…), mais aussi des virus en cadeaux empoisonnés, auxquels ils finirent par s’immuniser[15] ». Toujours selon le même rapport, on estime que 75% des maladies infectieuses émergentes proviennent également de nos rapports avec les animaux. Comme le souligne l’anthropologue et historien de la philosophie Frédéric Keck, « une pandémie de grippe aviaire est l’un des ‘‘mythes’’ qui nous parlent le plus fortement de nos relations actuelles avec notre environnement dans un monde où les volailles sont élevées de plus en plus intensément pour la consommation humaine avec un haut risque zoonotique et où les oiseaux sauvages sont menacés de disparition et de destruction de leur habitat[16] ».
Quels sont les facteurs favorisant l’émergence des zoonoses ? La déforestation, la destruction des habitats, l’agriculture intensive, le commerce illégal de viande sauvage ainsi que les changements climatiques. Bref, les pandémies constituent un diagnostic de notre rapport au monde et de l’état de la planète. Tous ces facteurs sont liés – tantôt comme causes, tantôt comme conséquences – à l’impératif de rentabilité au cœur même de l’économie capitaliste. Telle est, selon le géographe suédois Andreas Malm, la véritable origine de la pandémie : « le capitalisme est la cause première. Il en tombe un crachin de virus[17] ». C’est aussi la raison pour laquelle on peut douter qu’un gouvernement ait pris au sérieux et prendra au sérieux les moyens nécessaires afin de prévenir toute pandémie future. La question qui structure son livre, La chauve-souris et le capital, est la suivante: pourquoi, face aux liens qui unissent intimement les changements climatiques à l’émergence des zoonoses, avons-nous placé le monde entre parenthèses pendant plus de deux ans, tandis que nous ne faisons pratiquement rien pour le climat ? Reprenons ici quatre arguments présentés par Malm.
1. Premièrement, le Covid-19 est considéré comme un choc temporaire et exogène à notre système économique et politique. Les mesures de lutte sont temporaires, tout comme son ennemi. En effet, « toutes les mesures prises pour la contenir étaient vendues comme temporaires, comme une rue provisoirement interdite d’accès par les rubans de police, et on peut donc tout aussi facilement imaginer une planète ramenée au statu quo ante[18] ». C’est la défaite de cette illusion à laquelle on assiste présentement lorsqu’on parle de « résignation tranquille[19] », entre l’espoir et la colère.
2. Deuxièmement, le Covid-19 apparaît comme plus sérieux et plus « objectif » que les changements climatiques, non seulement pour les climatosceptiques qui remettent en doute l’idée même que ceux-ci résultent de l’activité humaine (Donald Trump), mais aussi parce que nous voyons immédiatement ses effets. Il faut agir maintenant pour le Covid-19 tandis que nous pourrons toujours agir plus tard pour le climat. Malm remarque pourtant qu’au moment où les mesures sanitaires furent déployées, l’état des connaissances scientifiques entourant le Covid-19 était nettement inférieur à l’état de la recherche autour des changements climatiques. Il est par ailleurs faux de soutenir que les changements climatiques sont à venir, l’OMS estimant à des milliers de morts annuellement liées à la pollution, et ce, depuis quatre décennies, sans compter les 22 millions de personnes déplacées par des phénomènes météorologiques en 2019 (17 millions en 2018)[20].
3. Troisièmement, c’est la chronologie de la mortalité qui explique la disparité des actions entre le Covid-19 et le climat. Les enjeux climatiques touchent d’abord et avant tout « les moins responsables de la crise », à savoir les pays pauvres, tandis que « les riches seront les derniers à succomber[21] ». C’est le contraire pour le Covid, qui toucha fortement les pays européens en premier, dont l’Italie. Malm cite à cet égard un propos extrêmement révélateur de Ralf Fücks, membre des Verts allemands : « on ne pouvait pas imaginer que les services de réanimation puissent être pleins à craquer et que les ventilateurs commencent à manquer. Atterrir dans le couloir d’une clinique surchargée avec de la fièvre, le souffle court, c’était pour les films d’horreur. Jusque-là, on se disait : c’est peut-être le quotidien dans les pays en développement, peut-être aussi en Russie, mais pas chez nous ![22] ». Si le virus avait touché les pays pauvres en premier, on aurait sans doute pu voir apparaître des programmes d’aide, des allégements de dettes avec condition, mais jamais nous n’aurions cessé de cette façon toutes nos activités[23]. Il y a ici une inégalité principielle de traitement en fonction du lieu géographique et de la richesse qu’on possède, certains sont plus dignes que d’autres de survivre et de devenir « résilients ». Cela ne reviendrait-il pas à dire que la « résilience » est un luxe des dominants ? C’est en tout cas ce que dit explicitement le rapport « Indestructible. Renforcer la résilience des plus pauvres face aux catastrophes naturelles » de la Banque Mondiale, où on peut y lire que les personnes les plus pauvres de la planète ont moins de capacité de résilience face aux catastrophes naturelles (p 5)[24]. Poussant l’indécence jusqu’au maximum, le rapport va même jusqu’à calculer les économies pour la consommation annuelle mondiale (estimées à 100 milliards de dollars par an), sans jamais mentionner les causes qui augmentent les catastrophes naturelles, l’exploitation économique et politique du régime capitaliste. Pour la Banque Mondiale, « le renforcement de la résilience est un bon investissement », car elle permettra aux plus vulnérables de s’adapter par « une stratégie flexible et holistique des risques » afin d’épouser le mieux possible les aléas de l’économie mondiale (p.13).
4. Quatrièmement, la lutte contre le Covid-19 s’intègre parfaitement dans le modèle politique occidental, à savoir l’intervention de l’État sur son territoire national. Comment ? En fermant les frontières, en mobilisant l’armée dans les CHSLD et les centres de vaccination, en encourageant temporairement l’autarcie de chaque pays, en contrôlant les déplacements et les comportements des citoyens à l’aide notamment des technologies numériques, bref en s’isolant temporairement du monde extérieur. À l’inverse, on s’imagine mal comment il serait possible de lutter contre les changements climatiques en suivant cette logique. La réduction, voire l’élimination, des gaz à effet de serre ne souscrit pas à cette façon de procéder. Par exemple, « l’appétence américaine pour le hamburger est satisfaite par les pâturages taillés dans l’Amazonie. L’importation de café dans les pays du Nord présuppose la déforestation sous les tropiques. Le chocolat, consommé dans des quantités folles en Suisse, en Allemagne et en Autriche et fourni dans les mêmes proportions par un autre trio composé de la Côte d’Ivoire, du Ghana et de l’Indonésie, est issu de cacaoyers poussés sur les vestiges de forêts naturelles[25] ». Les pays pauvres profiteraient tout autant, sinon davantage, d’une réduction des émissions de CO2 qu’un canadien. Tout comme l’enrichissement des pays riches dépend de l’appauvrissement des ressources des pays en développement.
La résilience comme dispositif de consentement
L’oblitération du lien entre Covid-19 et les catastrophes écologiques est le symptôme d’un aveuglement quant aux véritables origines de la pandémie, caractéristique de la falsification de la réalité au cœur de la politique de la résilience. Pour Malm, la pandémie « est sans doute le premier boomerang de la sixième extinction de masse à frapper l’humanité en pleine tête. Mais le choc n’a pas suffi à faire remonter les questions écologiques en tête de l’ordre du jour, consacré pour l’essentiel à traiter la douleur de la commotion[26] ». Le pillage intégral des ressources biophysiques, la consommation pathologique d’énergies fossiles, la disparation du 2/3 des espèces animales et végétales depuis 50 ans ont pour conséquence la suppression des zones de frottement qui empêchent ou rendent plus difficiles la transmission des agents pathogènes. La soumission planétaire au flux mondial du capital est la cause première « qui secoue si violemment l’arbre où vivent les chauve-souris et d’autres animaux[27] », d’où émane le crachin de virus. Que veut donc dire Trudeau lorsqu’il glorifie la résilience des Canadiens et Canadiennes ? Que cette situation de malheur est un mérite qui nous rendra plus forts, au moment même où les conditions de survie deviennent utopiques[28] ? Que dire de la recherche des origines du Covid-19 qui permettra, selon Trudeau, de garantir l’imputabilité ? Devons-nous lui rappeler que les 10% les plus riches du monde sont responsables de 52% des émissions de carbone, que les 50% les plus pauvres sont responsables de 7% des émissions[29] ? Nous ne sommes pas tous égaux ni imputables face à la crise[30].
On touche ici à ce que Ribault nomme « une économie politique du consentement ». Le slogan vide « ça va bien aller », incarnation de la résilience en temps pandémique, est le symptôme de cette économie. Elle repose premièrement sur l’adhésion à des technologies qui pourront nous sortir de la crise (la vaccination, par exemple, bien qu’il ne s’agisse pas ici de contester l’importance des vaccins). La résilience trouve sa force dans l’idée qu’« une longue série de ripostes technologiques au coup par coup, censées répondre aux échecs des solutions antérieures […][31] », pourraient nous sortir de la crise. Une sorte d’optimisme technologique qui s’ancre dans l’idée que ce qui est à l’origine de nos problèmes serait susceptible de nous en sortir. Deuxièmement, la résilience requiert d’acquiescer aux nuisances en les « humanisant », en apprenant à « vivre avec », en faisant comme si le cours des choses était nécessaire. En vérité, ce n’est que trop tard que nous reconnaissonscomme nécessaire quelque chose qui aurait pu ne pas être. Devant cette nécessité, il faut se montrer résilient, c’est-à-dire mettre de l’avant notre capacité d’adaptation en tablant sur les aspects positifs. D’une façon quasi stoïcienne, le Covid-19 est là, que voulez-vous qu’on y fasse ?, changez votre attitude ! Selon Ribault, « l’objectif est d’ôter à la peur – attitude irrationnelle – son objet extérieur et, une fois transformé en une histoire subjective, l’accident n’est plus qu’une inquiétude personnelle à surmonter, qui, une fois éliminée, dissipe le danger lui-même[32] ». La résilience apparaît sous cet angle comme la possibilité pour l’individu de s’auto-optimiser en permanence, en espérant rester fonctionnel pour remplir ce qui est attendu de lui (travailler et consommer). Troisièmement, le consentement à l’optimisme technologique et à l’humanisation des nuisances conduit à déresponsabiliser les responsables. En effet, « en transformant ses victimes en acteurs, le désastre devient le terrain d’essai de leurs capacités de résistance[33] ». La cogestion du désastre qui en résulte autorise l’espoir d’un nouveau départ sans avoir à se soucier des causes du désastre, parce que nous serions supposément toutes et tous responsables. En dernière instance, l’économie politique du consentement en temps de crise est un véritable laboratoire d’expérimentation, où il devient possible de mettre en œuvre « les modalités stratégiques de la communication du risque en permettant d’observer comment les populations se comportent et réagissent face aux outils et processus de quantification, face à la peur, aux autorités et aux experts[34] ». Au-delà des mesures autoritaires, policières et biopolitiques en expérimentation (code QR, couvre-feu, confinement, protocole utilitariste et discriminatoire de triage hospitalier[35], etc.), c’est aussi l’empowerment de l’individu qui est au cœur de l’expérience (auto-gestion, auto-enseignement, auto prise en charge) au moment même où les institutions sont en crise forcée et délibérée.
L’appel à la résilience s’inscrit dans une forme de gouvernementalité qui entend, comme le dit le gouvernement fédéral, procéder à des changements systémiques en s’illusionnant sur le passage du risque à la résilience. Plusieurs auteurs soulignent, dont Byung-Chul Han, que la liberté est aujourd’hui instrumentalisée par le capital, que « l’individu libre se trouve ainsi rabaissé au rang d’organe sexuel du capital[36] ». Le capitalisme transforme l’exploitation de l’humain par l’humain en l’exploitation de l’individu par lui-même, ce qu’il nomme : auto-exploitation. Cette auto-exploitation réside dans le fait que la liberté se comprend aujourd’hui comme « pouvoir d’achat », que pour être libre il faut devenir son propre patron, la conséquence étant que la liberté s’atteste dans l’auto-servitude. La liberté elle-même se soumet volontairement à la contrainte. Autrement dit, si les individus d’aujourd’hui sont prisonniers du capital qui instrumentalise la liberté humaine pour se reproduire, toute attaque contre l’économie est aussi une attaque contre notre liberté. Affirmer que « l’économie québécoise a fait preuve de résilience[37] », comme le fait le gouvernement du Québec dans « Le point sur la situation économique et financière du Québec (Automne 2021) », suppose que nous-mêmes, au quotidien, avons fait preuve de résilience. Mais la résilience n’augure rien de bon pour la suite du monde, « car “l’état de nécessité” et les pénuries qui vont s’accumuler pousseront d’abord à accepter ou réclamer de nouvelles formes d’asservissement, pour sauver ce qui peut l’être de la survie garantie là où elle l’est encore quelque peu. […][38] ». En insistant sur l’adaptation à l’urgence chronique, avec le sous-entendu que si nous ne nous adaptons pas nous allons disparaître, on présuppose que le changement est impossible, du moins un changement autre que celui prescrit par un marché économique délirant qui engloutit tous les vivants en leur demandant d’y acquiescer. Selon cette perspective, il ne resterait plus qu’à accepter passivement les conséquences désastreuses d’un cours du monde ainsi déposé sur les épaules de la résilience individuelle.
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[1] La Boétie, Étienne. Discours sur la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 154.
[2] Nous remercions Olivier Ducharme d’avoir porté ce document à notre attention. Le rapport peut être consulté à l’adresse suivante : https://www.canada.ca/content/dam/phac-aspc/documents/corporate/publications/chief-public-health-officer-reports-state-public-health-canada/from-risk-resilience-equity-approach-covid-19/cpho-covid-report-fra.pdf
[3] Par exemple, l’IRIS fait un usage non critique du concept de résilience. À ce sujet, voir : https://iris-recherche.qc.ca/publications/comment-planifier-lapres-covid-un-choix-entre-austerite-et-resilience/). Notons aussi que les éditions Écosociété possède une collection « Résilience ».
[4] Ribault, Contre la résilience, Paris, L’échappée, 2021, p. 30.
[5] Ibid., p. 32.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Han, Byung-Chul. Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Paris, Circe, 2016, p. 46.
[8] Riesel, René et Semprun, Jaime. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2008.
[9] Ribault, Contre la résilience, p. 30.
[10] Ibid., p. 44. Voir également la lettre commune, publiée chez Pivot, « Le couvre-feu, inefficace et nuisible. Pour une approche solidaire de la pandémie », où on peut y lire : « Toujours selon les données de l’étude Connect, la plupart des variations de contacts sociaux se produisent plutôt au travail et à l’école. Sans surprise, en date du 15 décembre 2021, près de 93 % des éclosions de la première moitié de la cinquième vague ont eu lieu dans les écoles primaires, les milieux de travail, les garderies, les écoles secondaires et les établissements d’enseignement supérieur. Puisque le gouvernement Legault n’a presque rien fait pour régler le problème de la ventilation et de la qualité de l’air en général dans ces milieux, il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient transformés, au fil de l’automne 2021, en véritables foyers de propagation du virus aéroporté. » Voir https://pivot.quebec/2021/12/30/le-couvre-feu-inefficace-et-nuisible/
[11] Ibid., p. 46.
[12] Un débordement zoonotique désigne la propagation des infections des animaux aux êtres humains.
[13] En 1994, le biologiste Richard Levins avertit que la déforestation permet aux micro-organismes de proliférer et de « sauter » vers l’humain. À ce sujet, Levins, Richard, et al. “The Emergence of New Diseases.” American Scientist, vol. 82, no. 1, Sigma Xi, The Scientific Research Society, 1994, pp. 52–60, http://www.jstor.org/stable/29775101. En 2006, Andy Dobson s’inquiète du déclin de la biodiversité et de ses conséquences sur la santé humaine. Voir Andy Dobson et al. “Sacred Cows and Sympathetic Squirrels: The Importance of Biological Diversity to Human Health”, dans Plos Medicine 2006, https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.0030231. En 2017, la revue Nature publie un article de Karl Gruber qui annonce que nous préparons lentement une nouvelle épidémie. Voir Gruber, K. « Predicting zoonoses », Nat Ecol Evol 1, 0098 (2017). https://doi.org/10.1038/s41559-017-0098
[14] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1796598/origine-covid-19-justin-trudeau-joe-biden
[15] Jared Diamond cité par Vinciane Despret, « préface » dans Les sentinelles des pandémies, Paris, Seuil, 2021. p. 13. Notons au passage que Jared Diamond fait aussi abondamment appel à la résilience des sociétés dans son ouvrage Bouleversement. Les nations face aux crises et aux changements, Paris, Gallimard, 2020.
[16] Keck, Frédéric. Les sentinelles des pandémies. p. 270.
[17] Malm, Andreas. La chauve-souris et le capital, Paris, La Fabrique, 2020, p. 70.
[18] Ibid., p. 11.
[19] https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2022-01-21/la-resignation-tranquille.php
[20] https://www.unhcr.org/climate-change-and-disasters.html
[21] Ibid., p. 32.
[22] Cité par Malm, Ibid., p. 35. Fücks, Ralf. « Weshalb wir aus der Corona-Not keine ökologische Tugend machen sollten », Die Welt, welt.de, 16 mars 2020.
[23] Ibid., p. 34.
[24] Hallegatte et al. « Indestructible. Renforcer la résilience des plus pauvres face aux catastrophes naturelles », consultable au lien suivant : https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/25335/211003ovFR.pdf
[25] Malm, Andreas. La chauve-souris et le capital, p. 74.
[26] Ibid., p. 128-129.
[27] Ibid., p. 70.
[28] Ibid., p. 137.
[29] Oxfam. « Confronting carbon inequality. Putting climate justice at the heart of the Covid-19 recovery », https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/621052/mb-confronting-carbon-inequality-210920-en.pdf
[30] C’est notamment pour cette raison pour laquelle Malm est conduit à refuser le concept d’anthropocène. L’anthropocène désigne le fait historique fondamental du réchauffement climatique et de l’empreinte des activités humaines sur la lithosphère. Mais l’anthropocène présuppose que c’est l’espèce humaine en tant qu’espèce biologique qui est responsable. Tout comme l’anthropocène suppose que depuis la découverte du feu jusqu’à la technique d’aujourd’hui qui met à sac notre planète, il y aurait une ligne directe (on dirait : une téléologie). Dans L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017, Malm montre que la maîtrise du feu est compatible avec un ensemble d’autres économies qui ne sont pas capitalistes, tout comme ce n’est pas l’espèce humaine en tant qu’acteur homogène qui est responsable des changements climatiques. Il serait à cet égard plus juste de parler de capitalocène.
[31] Ribault, Contre la résilience, p. 297.
[32] Ibid., p. 298-299.
[33] Ibid., p. 299.
[34] Ibid.
[35] Bien qu’il s’agisse au Canada d’outils extrêmes et à ce jour non utilisés, ils n’en restent pas moins révélateurs des dispositifs de pouvoir utilisés par les gouvernements. Grenier, Yan et al. « Le triage en services d’urgence en temps de pandémie au Québec : l’outil en tant que stratégie micropolitique d’un agencement biopolitique », consultable à l’adresse suivant : https://www.researchgate.net/publication/355454134_Le_triage_en_services_d’urgence_en_temps_de_pandemie_au_Quebec_L’outil_en_tant_que_strategie_micropolitique_d’un_agencement_biopolitique
[36] B.-C. Han, Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Strasbourg, Circé, 2016 [2014], pp. 13.
[37] A.13. http://www.finances.gouv.qc.ca/MAJ2021/documents/fr/AUTFR_lepointNov2021.pdf
[38] Riesel J. & Semprun, J. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, p. 99.