Le risque de nickel ou l’écran de fumée des taux limites | La pollution atmosphérique est un enjeu de santé publique de premier plan. Pourtant, le 16 décembre 2021, un texte d’une nouvelle règlementation de la norme sur le nickel était publié. L’article de Radio-Canada résume la teneur de ce changement de cap : « Il fera passer la norme quotidienne d’émissions de particules de nickel, une substance cancérigène, de 14 nanogrammes par mètre cube (ng/m3) à un plafond de 70 ng/m3. Les émetteurs devront cependant respecter une moyenne annuelle de 20 ng/m3 afin de protéger la population contre les effets potentiels à long terme de l’exposition au nickel. »
Le gouvernement du Québec s’aligne ainsi sur le lobby des minières mécontentes depuis 2012, au moment où la norme avait été resserrée. C’est un secret de Polichinelle : la Coalition Avenir Québec n’est pas réputée bonne élève en matière environnementale. Le gouvernement prête à rire lorsqu’il mousse le projet de troisième lien en le présentant comme une avenue soucieuse de l’environnement. Il en va de même de la hausse de la norme acceptable de nickel : la CAQ n’hésitera pas à se rabattre sur l’idée qu’il s’agit d’un taux limite acceptable.
Mais la norme est jugée acceptable par qui, pour qui et pourquoi? Pour les minières et par ses mercenaires d’experts? Par une firme « indépendante »? Pourquoi alors ne pas s’entretenir avec les experts qui avaient conclu en 2012 que la norme devait être resserrée? Parce que c’est bon pour l’économie du Québec? Et même bon pour l’environnement? Parce que le bien public passe par le privé? Monsieur le ministre, je vous écoute.
Le progrès rétrograde
Benoît Charrette s’explique en conférence de presse : « En tant que ministre de l’Environnement, je veux qu’on développe la filière batterie. Si on veut électrifier le transport, il faut des batteries. Si on veut des batteries, il faut du nickel. » CQFD.
Cette décision s’inscrit dans une politique anachronique qui ne prend pas acte des défis environnementaux, politiques et économiques actuels. Au 20e siècle, on négociait avec l’industrie la dose de poison à avaler afin qu’elle puisse prospérer et contribuer à la croissance économique. C’était un risque à prendre. Rien de nouveau sous le soleil du grand capital : on s’empoisonnera encore un peu, non dans l’espoir que tout va bien aller, mais dans le déni que tout ne va pas bien.
Le monde s’est globalisé un peu plus; la compétition s’est exacerbée davantage; et on a encore tendance à réduire les contraintes de la loi (phénomène du dumping), pour espérer s’enrichir. Ou plutôt que certains s’enrichissent. Habituellement, ni toi, ni moi; encore moins le bien public (l’air que tous respirent s’appauvrit).
L’important dans toute cette histoire est de sauver un brin les apparences. Pour donner un vernis de progrès à la règlementation de la norme sur le nickel, on met les projecteurs sur l’électrification des transports. Ça fait tendance; on n’arrête pas le progrès d’hier.
Le non-sens des taux limites
L’éminent sociologue, Ulrich Beck (1944-2015), peut nous aider à comprendre pourquoi la notion de taux limites est problématique. En 1986, il publiait son ouvrage majeur, Risikogesellschaft (en français, La société du risque). Il y dénonçait ces taux comme étant un « pauvre artifice », une manière de fermer les yeux devant les risques engendrés.
Les scientifiques qui en usent, s’ils sont bien intentionnés, ou en abusent, s’ils ne le sont pas, « réussissent le tour de force d’autoriser les émissions polluantes tout en légitimant leur existence, tant qu’elle se cantonne en deçà des valeurs établies. » (Beck, p. 116)
Sa réflexion est profonde et on ne saurait en quelques lignes lui rendre justice. Mais on peut au moins énumérer quelques-unes des absurdités qu’il juge inhérentes à l’établissement de taux limites.
D’abord, d’une manière générale, les scientifiques sont incapables de prédire ce qui va vraiment se produire; un taux limite sert donc à « masquer l’inconscience » et le fait qu’ « on ne sait rien » (Beck, p. 116). Ce qui les gouverne est plutôt le « principe de la loto – on fait une petite croix, et on attend. » (Beck, p. 124)
Ensuite, l’expérimentation ne rend pas compte de la complexité de ce qui se passe dans l’environnement : en laboratoire, les seuils sont établis à partir de substances isolées, alors qu’en réalité, on a affaire à des cocktails inconnus. On ne tient pas compte adéquatement de « l’effet d’accumulation » (Beck, p. 121). On peut ainsi se demander ce que peut engendrer, non pas 70 ng/m3 de nickel par jour, ou une moyenne annuelle de 20 ng/m3, mais le mixte de nickel, des pesticides et des toxiques de tout genre. Au reste, la question est de savoir jusqu’à quel point est valable, pour les humains, l’expérimentation sur des animaux d’autres espèces (Beck, p. 123).
Enfin, l’absurdité provient du fait qu’on présente les taux davantage comme le résultat de la science positive, passant sous silence qu’il s’agit d’établir une norme. Or, établir une norme est de l’ordre de l’éthique et du politique, pas de la science (Beck, p. 150). Et un poison demeure un poison. La question se pose donc : est-ce moral de consentir à ce que certains s’empoisonnent à petit feu, un risque « calculé » en vue de la croissance économique ou, selon le ministre, de l’électrification des transports?
La société du risque
Ulrich Beck observe la chose suivante : « Dans la modernité avancée, la production sociale de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale de risque. » (Beck, p. 35). Cela semble trivial aujourd’hui en regard de la multiplication des risques environnementaux (politiques, économiques, etc.) qui croissent comme le capital. La lubie de la croissance n’en demeure pas moins une pensée mégalomane et parieuse.
Dans les années 80, cependant, les effets des risques sortent tranquillement de leur latence. Beck anticipe le monde qui pointe à l’horizon. Selon son analyse, en poussant la machine industrielle à son maximum, on produit assez de richesses pour vaincre la société de pénurie. La misère quitte progressivement la classe ouvrière; cette dernière s’enrichit en Occident et ailleurs; elle bénéficie de ce qu’il appelle « l’effet d’ascenseur ». (Ulrich Beck, p. 169). Mais tout cela se paye en risque.
Par conséquent, la société de classes se transforme. En effet, la notion de « classes sociales » n’a plus la même aura qu’auparavant. Quand on y pense, lorsqu’on finit par revendiquer sur la place publique le maintien de son pouvoir d’achat, c’est qu’on est rendu visiblement assez bourge. Plutôt que manger son pain noir, ce sont les risques qu’il faut maintenant digérer, si possible – c’est le nouveau mot d’ordre – avec résilience.
Pour résumer sa pensée, « la communauté de peur vient se substituer à la communauté de misère » (Beck, p. 90). Certains y sont plus exposés que d’autres, comme les citoyens de Limoilou, exposés au nickel et aux toxiques de l’incinérateur, mais personne n’y échappe en principe : « les risques finissent toujours, tôt ou tard, par atteindre ceux qui les produisent ou en profitent » (p. 66). La pandémie est là pour nous le rappeler.