Comment enseigner Machiavel sans être insensible | Machiavel est un incontournable de la philosophie politique moderne. Mais déjà à son époque il passait pour un auteur odieux et subversif. On retient du machiavélisme la ruse du renard et la force du lion comme des moyens légitimes d’exercer le pouvoir politique; aussi retient-on que la politique n’est pas une activité pour les hommes de bien (les vertueux) et qu’il faut apprendre « à user du mal si nécessaire » (Le prince, chapitre 15).
Jusqu’ici, ça s’enseigne plutôt bien et ça déniaise les naïfs. Or, ce n’est pas là où le bât blesse. En effet, Machiavel pimente son texte de propos susceptibles d’exacerber la sensibilité. En voici la preuve :
Moi, vraiment, je juge qu’il est mieux d’être impétueux que précautionneux, parce que la fortune [la chance] est femme et il est nécessaire, pour la tenir soumise, de la battre et de la bousculer. Et on voit qu’elle se laisse vaincre davantage par ceux-ci que par ceux qui procède froidement : c’est pourquoi, toujours, comme la femme, elle est amie des jeunes gens, parce qu’ils sont moins précautionneux, plus fougueux et la commandent avec plus d’audace. » (Le prince, chapitre 18)
Pour être bien honnête, j’ai enseigné l’ensemble de ce chapitre à maintes reprises sans jamais trop me préoccuper de la portée de cette comparaison, qui cautionne la soumission, la violence, sinon la culture du viol des femmes. Doit-on y voir une simple blague qu’on peut négliger afin de nous concentrer sur le sens du propos?
Le pas de recul…
Jusqu’à tout récemment, je m’attardais peu à la portée de ce paragraphe; au mieux, j’y ai souligné sa teneur sexiste, qu’on retrouve un peu partout dans la tradition philosophique. Mais cette année, je me suis questionné sur la pertinence d’inclure ce passage.
Notamment, je me suis questionné sur l’effet que pouvait avoir un tel passage pour certaines femmes qui ont vécu de la violence, qui ont été agressées ou violées. C’est mon pas de recul suite à l’affaire Lieutenant-Duval. J’ai jugé qu’un tel passage ne devait pas être pris à la légère.
Pour l’instant, j’ai tronqué le chapitre parce que je ne suis pas prêt à en prendre la responsabilité. Ça viendra, mais je n’ai pas voulu blesser inutilement, tout ça pour passer le message selon lequel, « la chance sourit aux audacieux ». La métaphore litigieuse n’aurait pas servi mon objectif.
Aller au fond des choses
Toutefois, il y a autre chose de plus profond qui se joue ici. En effet, n’est-ce pas révélateur que le meilleur tempérament politique identifié par Machiavel soit comparable à l’homme qui brusque sa vis-à-vis pour la soumettre?
Cela est lourd de portée si certains en concluent que la réussite – qu’elle soit politique, économique, sociale, amoureuse, etc. – implique de faire violence, de dominer non seulement la déesse Fortuna, mais ceux et celles qui se dressent devant nous, en chair et en os. Le culte de l’entrepreneur a ses limites, car au-delà de l’efficacité « naturelle » de l’audace, la valeur qu’on lui accorde y est pour beaucoup.
Quoi qu’il en soit, je ne crains pas pour Machiavel : il ne sera pas brûlé. Et j’espère bientôt trouver la bonne manière de discuter avec mes étudiants du passage polémique. Un peu à la manière de Socrate, il faut souvent faire un pas de recul pour mieux sauter.
De l’autocensure?
Me suis-je censuré? Dans une étude mentionnée dans un article récent , on apprenait que « 60 % des professeurs d’université reconnaissent s’être censurés en évitant d’utiliser certains mots » et que le tiers avait évité certains sujets.
Ces chiffres font peur, et on en conclurait un peu trop rapidement à un phénomène généralisé d’autocensure. C’est oublier que seulement 1000 membres environ ont répondu volontairement au questionnaire. Le titre est donc fallacieux : ce n’est pas une majorité de professeurs qui se dit autocensurée, mais une majorité de répondants. Combien dans l’ensemble du corps professoral auraient pu répondre? L’article ne le précise pas. 1000 volontaires, est-ce significatif? Ceux qui ont voulu répondre étaient-ils un échantillon représentatif de tous leurs collègues?
Pour ma part, si j’avais répondu, j’aurais été embêté, car ce n’est pas parce qu’on évite de présenter un propos qu’on doit crier à l’« autocensure ». Le mot me semble fort; du moins est-ce plus nuancé.
Qui censure?
Il y a d’abord une différence entre l’autocensure et l’institution de la censure qui tire son autorité de l’État ou de l’Église. Cette dernière serait celle qui, de l’extérieur, m’interdit d’exprimer ce qu’elle juge contraire aux bonnes mœurs. Or, à partir du moment où la liberté d’expression est garantie par l’État – pour la liberté académique, comme on va le voir, c’est plus complexe –, tout est susceptible de passer pour de l’« autocensure ».
Ce qui se cache derrière l’emploi de ce mot est plus subtil. On réfère davantage au phénomène d’inhibition qui se produit en nous lorsqu’on entre à l’intérieur des différentes bulles sociales (famille, institutions de l’éducation, État, réseaux sociaux, etc.). Une idée veut être exprimée, mais on redoute le jugement de certains, qui peuvent être une majorité, mais aussi une minorité. L’autocensure est un jeu à deux, entre le moi et le social. Il n’y a donc d’autocensure ici que de manière dérivée ou après coup.
Prendre ses responsabilités
L’enjeu sous-jacent est le fait que les administrations, elles aussi, font partie du social; et ce sont des patrons qui portent souvent le chapeau de l’État. Or quelle est leur position sur la liberté/ responsabilité académique? Qu’ont fait les organisations universitaires et collégiales en de pareils cas? Que devraient-elles faire à l’avenir?
Les réponses à ces questions ne sont pas claires, ou à géométrie variable, comme en témoigne le cas Lieutenant-Duval, qui a obligé d’autres administrations à se mouiller, et l’État à mettre sur pied la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire (encore une fois, les cégeps sont oubliés, misère).
Au fond, la censure dénoncée aujourd’hui par plusieurs émane principalement des tenants de la « cancel culture », qui dénoncent par exemple la tenue d’une conférence d’un professeur ou l’empêchent de s’exprimer librement. Il faut apprendre à faire bonne figure dans cette nouvelle danse : l’État, ne pas être un censeur; le professeur, ne pas s’autocensurer; mais surtout, être à la hauteur de ses responsabilités.