Pandémie et crise du care | Lorsque j’ai débuté ma maîtrise, en septembre 2019, et que j’annonçais à ceux et celles qui me questionnaient sur le sujet que mon mémoire porterait sur les éthiques du care, ce courant philosophique ne leur disait généralement pas grand-chose. Or, après deux ans de pandémie, nous avons toutes et tous été confronté-e-s à la fragilité de nos systèmes de soin (systèmes de soin de santé physique et mentale, mais aussi systèmes scolaires, garderies, etc.), nous avons vécu dans le souci constant pour nos proches âgé-e-s, immunosupprimé-e-s, isolé-e-s, susceptibles aussi bien de souffrir de la maladie que des mesures politiques et économiques pour la ralentir. L’importance du care dans nos vies n’est donc plus à démontrer, que l’on désigne par ce terme polysémique et difficilement traduisible en français les dispositions liées au souci (au fait de « care about ») ou les activités de soin (par lesquelles on « take care »). Dans les médias et les recherches académiques sur la pandémie, les voix des éthiciennes du care se sont faites plus présentes[1], celles et ceux qui ont fait du care leur métier ont été l’objet d’une très grande attention.
Les éthiques du care gagnent donc en popularité, notamment parce qu’elles nous permettent de nommer les éléments constituant notre détresse actuelle. On peut cependant craindre que les éthiques du care ne soient utilisées pour nous autoriser à traiter la crise provoquée par la pandémie de coronavirus comme une exception, anormale et imprévisible. Leur perspective nous demande au contraire de réaliser que cette crise s’inscrit au sein d’une autre qui s’était établie bien avant l’année 2020 : la crise du care. Cet article vise à décrire ce phénomène, et expliquer les raisons pour lesquelles on peut craindre qu’il survive à la maîtrise de la pandémie.
L’anthropologie de la vulnérabilité des éthiques du care
Depuis les années 1980[2], les éthiques du care reprochent à la philosophie éthique occidentale d’avoir ignoré, voire dévalué, les dispositions liées à la sollicitude, à l’engagement affectif avec autrui, à l’attention aux besoins des autres. En tant que ces dispositions étaient typiquement mobilisées par les femmes pour résoudre des problèmes moraux et qu’elles sont habituellement rejetées pour leur association à la féminité, la revalorisation de cette « voix morale » appelait une démarche féministe. D’abord consacrée à ce travail d’élaboration d’une approche morale centrée sur la préservation et l’entretien des liens humains, l’éthique du care a bientôt réalisé le potentiel de cette démarche pour revisiter l’anthropologie philosophique occidentale.
En effet, s’il importe de revaloriser les dispositions de la sollicitude, c’est parce qu’elles permettent de développer une approche morale qui reconnaît pleinement la vulnérabilité inhérente à la condition humaine. Cette réalisation en accompagne une autre : la dévalorisation de la sollicitude et son association avec la féminité coïncident avec la dévalorisation de la vulnérabilité. Au cours de l’histoire de la pensée occidentale, le corps, ses besoins, ses fonctions et ses fragilités ont constitué un danger à contrôler, une faiblesse à éliminer ou un tabou à dissimuler, ainsi, ceux qui le pouvaient ont préféré éviter les activités exigeant de s’y confronter directement en les reléguant à d’autres, moins privilégiés[3]. Dans ce contexte s’élabore une conception normative de la personne la définissant comme un individu rationnel, autonome, libre et productif. Or, cette anthropologie est trompeuse, selon les éthiciennes du care : tel que nous le rappelle Fabienne Brugère, toute période d’indépendance qu’une personne peut connaître dans sa vie ne viendra qu’entre des périodes de dépendance, et uniquement à condition qu’elle ait été prise en charge pendant celles-ci. Avant d’être autonome et productif, un individu a été un enfant dépendant et fragile ; pendant son existence dans la « vie active », il sera sans doute malade, il aura de nombreux besoins à combler ; à la fin de sa vie, il connaîtra la grande dépendance qui accompagne le vieillissement. Ainsi, les éthiques du care invitent à transformer notre vision de la personne pour reconnaître l’interdépendance entre les individus : chacun aura besoin des autres au cours de son existence, et chacun devra prendre en charge les besoins d’une ou plusieurs autres personnes[4].
Cette anthropologie de l’interdépendance appelle un programme de grandes transformations politiques pour redonner aux activités du care, qui permettent de prendre en charge les vulnérabilités de notre monde, la place et la reconnaissance qu’elles méritent. Elle permet aussi d’expliquer l’association observée entre les femmes et les dispositions du care, sans s’appuyer sur une explication essentialiste : parce qu’elles pratiquent le plus les activités du care, elles deviennent moralement disposées au souci aux besoins. Cette disposition peut être cependant dégenrée avec une meilleure répartition des activités de soin.
Joan Tronto, qui joue un rôle majeur dans l’instigation d’une pensée politique du care, propose avec Berenice Fisher de définir ainsi ces activités : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie[5] ». Cette définition s’est révélée très populaire au sein des éthiques du care parce qu’elle rend compte à la fois de la grande diversité des activités du care – notamment du fait qu’elles ne se limitent pas aux gestes réalisés lors d’une relation entre deux personnes, et qu’elles comprennent les services fournis par des organisations ou des institutions – et à la fois de leur finalité commune : l’attention aux besoins, des personnes et des environnements, qu’il faut combler pour maintenir la vie. Le travail de care comprend donc les soins de santé, mais aussi le travail domestique, celui accompli dans les garderies, les écoles primaires, le travail des éboueurs et des livreurs – un ensemble de services qui rendent possible le travail salarié et les activités politiques.
Cette anthropologie et cette pensée politique du care ont un potentiel critique à mobiliser pour comprendre les causes, le déroulement et possiblement la poursuite de la crise du care révélées au cours des deux dernières années.
Pandémie et crise du care : invisibilisation de la dépendance et dévalorisation des activités de soin
Les effets de la dévalorisation de la vulnérabilité et l’invisibilisation du travail nécessaire à la prendre en charge ne se sont pas limités à l’histoire de la pensée morale : ils ont influencé notre conception de la citoyenneté et de l’organisation de nos démocraties, provoquant dès la fin du XXe siècle une « crise du care » exacerbée par la pandémie de coronavirus.
Tout d’abord, la négation de l’interdépendance des individus s’est profondément ancrée dans notre conception de la citoyenneté. En philosophie, les théories contractualistes et libérales avancent leurs propositions en présupposant que le citoyen d’une démocratie est un être autonome, rationnel, dont le seul besoin semble d’être d’exercer sa liberté[6]. Plus tard, le néolibéralisme nous présentera un individu motivé par son intérêt personnel, se réalisant par l’exercice d’un ensemble de libertés nécessaires à l’accomplissement d’un « mode de vie capitaliste ». Que ces évaluations philosophiques de l’indépendance et de l’autonomie décident ou représentent la vision populaire et politique du « bon citoyen », le résultat reste le même : les instances et institutions d’une communauté politique capitaliste sont pensées pour des personnes libres et productives. Même les premières politiques visant l’élaboration d’un État Providence, qui arrivent assez tardivement dans l’histoire des démocraties libérales, restent aux prises avec un paradoxe hérité de cette vision idéale du citoyen autonome, nous indique Julie-Anne White : elles sont porteuses d’une profonde répugnance pour la dépendance, alors que leur raison d’être est précisément sa prise en charge. Ainsi, en analysant les discours politiques et les textes de lois concernant ou encadrant la prise en charge de toutes sortes de vulnérabilités par l’État, on remarque que la dépendance est généralement conçue comme un problème à éliminer au plus vite (surtout la dépendance économique à l’État), et qui ne serait le fait que d’une petite minorité de la population (dont on va constamment en outre douter de la véritable gravité des besoins)[7]. Une conception partagée qui ne s’est évidemment pas arrangée avec l’avènement du néolibéralisme politique des années 1980-1990.
La pandémie de coronavirus vient grandement perturber cette vision de l’individu autonome. En l’espace de quelques semaines, l’entièreté de la population planétaire s’est vue exposée à une même menace, qui révélait ainsi la vulnérabilité comme caractéristique fondamentale de la condition humaine. Dans les termes de Sandra Laugier : « La situation de catastrophe a révélé des vulnérabilités radicales : la vulnérabilité des institutions, la vulnérabilité de l’espèce, la vulnérabilité des populations fragiles qui se trouvaient précisément « en première ligne », mais aussi celle de chaque individu ramené à son chez-soi et à ses propres ressources, sans la myriade de personnes et de « service » qui l’accompagnent dans les travaux ménagers, le rangement, cette scolarisation… habituellement confiée à d’autres[8] ». Conséquemment, nous avons dû radicalement transformer notre vision de la citoyenneté et le rôle de l’État dans la prise en charge de ces vulnérabilités – les pays qui ne l’ont pas fait ont payé en vies humaines leur obstination[9]. Au Québec, alors que la CAQ s’était fait élire en promettant d’augmenter l’efficacité des dépenses de l’État[10], elle a dû investir massivement dans le système de santé, dans des mesures d’aide économique, et rappeler régulièrement (parfois hebdomadairement) l’importance de protéger les plus vulnérables.
Nous avons été nombreux-ses à accepter de réaliser notre interdépendance, l’importance de nos vulnérabilités. Cette réalisation n’est cependant jamais facile à accepter, reconnaissent les éthiciennes du care. Tronto nous informe notamment qu’on observe chez les enfants une tendance à une sorte de « rage » vis-à-vis des personnes qui les prennent en charge, que les psychologues associent à une répugnance forte et spontanée de bien des individus à reconnaître leur finitude[11]. Cette répugnance s’est manifestée très tôt au travers des arguments critiquant la gestion de la pandémie, niant la nécessité de s’alarmer (« Fear is the real virus », lisait-on récemment sur les pancartes des manifestant-e-s s’opposant aux mesures sanitaires), vantant la solidité de nos « systèmes immunitaires », comparant le virus à une « petite grippe » – elle alimente encore aujourd’hui une partie importante de l’argumentaire s’opposant aux mesures sanitaires et à la vaccination. Elle a pu aussi prendre la forme d’un autre discours, un discours de scandale et d’incrédulité à l’idée de limiter les libertés des individus moins dépendants pour protéger les plus vulnérables. Assez tôt, on a jugé révoltante l’idée de confiner les jeunes et bien portant-e-s et de freiner la croissance économique pour une maladie qui ne serait fatale « qu’aux » personnes âgées et immunosupprimées ; récemment, le président français Emmanuel Macron évaluait (bien qu’il l’ait rejetée) la possibilité de limiter le confinement aux personnes âgées pour dé-confiner plus rapidement les moins vulnérables[12]. Ces discours témoignent de l’aspect irrationnel qu’il y a pour nous à guider nos priorités politiques en fonction de personnes que l’on imaginait extrêmement minoritaires, et qui ne correspondent pas au modèle du citoyen indépendant qui devrait décider de l’orientation de la coopération sociale[13]. Les éthiques du care nous invitent non seulement à dénoncer la violence de ce genre de discours pour les personnes vulnérables, mais aussi à réaliser que la dépendance n’est pas l’apanage d’une minorité : bien que nous ne le sommes pas tous de la même manière, nous sommes tous dans une certaine situation de vulnérabilité face à cette crise (physiologique, psychologique, économique, sociale, etc.). Depuis le début de l’année 2022, on reconnaît de nombreuses manifestations de la « fatigue pandémique », qui est un autre témoignage de cette vulnérabilité. Or, si celle-ci n’est pas reconnue par la population québécoise (et par bien d’autres), cette dernière risque de faire fausse route et de diriger dans une mauvaise direction ses critiques et revendications considérant la gestion de la pandémie.
En effet, tout au long du mois de février, nous avons eu les yeux rivés sur des manifestations qui exigeaient un « retour de la liberté », au Canada et au Québec. Certains débats sur les limitations des libertés provoquées par les mesures sanitaires seront bien nécessaires, mais la gravité de la privation évoquée par de nombreux-ses manifestant-e-s – selon eux et elles semblable à celle endurée sous les régimes totalitaires – restait passablement exagérée. Cependant, ceux et celles portant ces revendications étaient accompagné-e-s d’autres personnes moins radicales exprimant une frustration, une incompréhension face à l’incohérence de certaines décisions politiques, de la fatigue, déplorant l’esseulement, le stress et le développement de problèmes de santé mentale chez leurs proches ou chez elles-mêmes. Or, ces problèmes ne relèvent pas d’un manque de liberté, mais de notre vulnérabilité collective (physiologique, émotionnelle, cognitive, économique). Demander plus de liberté peut être galvanisant, mais se révélera improductif – voire dangereux, considérant l’influence de l’extrême droite sur le mouvement, qui table sur cette frustration pour cultiver une méfiance systématique envers les institutions démocratiques. La tragédie actuelle, c’est la compétition entre les vulnérabilités physiologiques des personnes menacées par la pandémie, et les vulnérabilités « ordinaires » des personnes moins vulnérables d’un point de vue sanitaire mais épuisées par les mesures, en manque de socialisation, stressées par l’instabilité économique[14]. Si cette compétition est aussi intenable, c’est parce que nous avons négligé pendant des années les services permettant justement la prise en charge de ces multiples vulnérabilités.
Invisibilisation et crise du care
S’il a été possible d’ignorer aussi longtemps nos nombreuses vulnérabilités, c’est parce que le travail nécessaire à leur prise en charge a pendant bien longtemps été relégué à l’invisibilité. En effet, alors que s’élabore la vision occidentale du travail productif, susceptible de rémunération et de contribuer à la société, une division plus marquée apparaît entre les sphères publique et privée. Les activités valorisées comme véritable travail – les activités commerciales et politiques – seront celles de première, et les activités d’entretien et de soin des proches, réalisées dans la seconde et pourtant nécessaires pour que les activités de la sphère publique aient lieu, resteront invisibles, tenues pour acquises, et déléguées aux femmes ou à des employé-e-s plus pauvres ou de couleur. Ainsi, alors qu’aucune vie économique ou démocratique n’est possible sans le travail nécessaire pour élever des enfants ou nourrir les ouvriers qui iront travailler à l’usine, fait remarquer Naïma Hamrouni, on lit Adam Smith qualifier les femmes qui réalisent ce travail de soin pour leur famille de « parasites »[15]. Au cours du XXe siècle, certaines formes de soin commencent à être distribuées par des organisations étatiques, mais les institutions et le milieu du travail continuent à s’organiser en comptant sur le fait que la majorité du care sera accompli gratuitement par des femmes parce qu’il s’agit du seul « destin » que leur propose l’oppression patriarcale. Or, à partir des années 1980-1990, la plupart des femmes occidentales ont intégré le marché du travail, par choix ou par obligation financière. Bien qu’elles aient continué – et qu’elles continuent encore aujourd’hui, malgré quelques améliorations – d’assurer la majorité de la prise en charge du soin dans la sphère privée, elles ne peuvent plus dispenser des services de soin de la même ampleur. Or, au sein des populations occidentales de plus en plus vieillissantes, la demande de soins est loin d’avoir diminué. Au moment où on aurait pu repenser le soin comme une responsabilité collective, l’influence néolibérale provoque des coupures dans les services de soin publics et les soumet à une logique de rentabilité. Au Québec, on a pu en partie échapper à ce phénomène, et on a su à la fin du XXe siècle se doter de services de soins publics (soins hospitaliers, garderies) présents et appréciés. Malheureusement, ces mêmes services ont été grandement endommagés par des mesures d’austérité qui se sont étirées tout au long des années 2010, d’une sévérité dont on peut questionner la pertinence[16]. En plus de diminuer la qualité et l’accès des services de soin (particulièrement de soins de santé) partout au travers de la province, ces mesures ont contribué à la privatisation du système de santé[17].
Or, malgré la déclaration de Philippe Couillard en 2015 affirmant qu’« y a pas de mal à vouloir faire de l’argent dans le milieu de la santé[18] », on peut grandement douter de la possibilité de plier la prise en charge de la vulnérabilité, physiologique comme psychologique, à une logique de profit, puisqu’une grande partie du soin de qualité ne se compte pas, demande de prendre son temps pour accomplir une série de « petits riens » selon les termes de Molinier[19]. Tel que décrit par Marie-Hélène Parizeau : « Le système de santé est basé sur un hospitalo-centrisme qui quantifie les actes médicaux, le nombre de lits, la durée d’hospitalisation, le coût des plateaux techniques, l’équilibre budgétaire, l’efficacité de l’offre des soins, la performance des services, etc. […] La logique comptable à l’hôpital se concentre sur ce qui est efficace et mesurable, essentiellement ce qui est technique. Or beaucoup de gestes dans le soin sont invisibles (le verre d’eau apporté au malade, la couverture bordée, le sourire donné, les discussions informelles entre soignants à propos d’un malade, etc.) et pour le gestionnaire, ils sont non mesurables, donc inexistants d’un point de vue comptable[20] ».
La pression des exigences de rentabilité des soins distribués dans la sphère publique et celle de la vulnérabilité des personnes dépendantes à prendre en charge retombent sur les épaules des soignant-e-s – bien souvent sans que leur salaire ne justifie cette difficulté. Pour se justifier de les soumettre à ces difficultés, on a eu tendance à évoquer leurs « dispositions humanitaires[21] », leur « vocation », leur « passion », voire leurs dispositions « naturelles ». Dès le 13 mars, alors que le gouvernement Legault anticipait le manque de personnel dans les hôpitaux pour prendre en charge les malades de la COVID, il pressait les infirmières à la retraite de considérer leur retour dans le réseau en qualifiant les soignant-e-s « d’anges gardiens », une expression qui n’a cessé d’être reprise par les médias, les gouvernant-e-s et la population. Notons qu’elle est aussi flatteuse que pratique, puisqu’un ange est un être surhumain capable d’accomplir des miracles, qui ne devrait donc pas être trop perturbé par le temps supplémentaire obligatoire. Cette rhétorique n’a cependant pas empêché les nombreuses infirmières et préposées, mais aussi éducatrices et enseignantes, fatiguées par la détérioration de leurs conditions de travail, de quitter les réseaux de soins publics, désormais démunis par le manque de main d’œuvre.
C’est en cela que nous traversons ce que Patricia Paperman a qualifié de « crise du care » : nous nous retrouvons en grand manque de main d’œuvre et d’infrastructures pour prendre en charge les nombreuses vulnérabilités de nos populations, alors que ces vulnérabilités ne cessent d’augmenter. Pour tenter d’y faire face, les pays occidentaux comptent en partie sur le travail de migrantes, qui viennent travailler comme nounous ou femmes de ménage au sein des familles ou assurer les « dirty back room jobs »au sein des institutions publiques de soins[22]. À cause de la nature de leur travail, elles seront parmi les plus touchées par la première vague de COVID-19 dans plusieurs pays[23]. Reste que ce phénomène ne constitue en aucun cas une mesure suffisante, surtout depuis que la pandémie a porté au maximum les tensions provoquées par cette crise. Nous avons été témoins de catastrophes particulièrement tragiques dans les CHSLD, au sein des hôpitaux, nous avons constaté que le système de santé québécois était très (trop) rapidement saturé. Nous avons également constaté le peu de marge de manœuvre dans les milieux de garde des jeunes enfants et de l’éducation primaire, où les nombreuses éclosions ont épuisé à la fois les éducatrices, les enseignantes et les parents. Cependant, alors que les mesures sanitaires commencent à se relâcher et que les hospitalisations provoquées par la cinquième vague diminuent, il reste le risque de considérer que la crise du care est « derrière nous », qu’elle s’estompera alors que l’on apprend à « vivre avec le virus ». Si nous oublions les racines profondes de cette crise et leur profonde influence sur notre façon de penser la citoyenneté et la place du soin dans nos démocraties, si nous ne travaillons pas à les déconstruire et si nous n’orientons pas nos choix politiques de manière à transformer nos sociétés en profondeur pour qu’elles puissent véritablement prendre en charge nos multiples vulnérabilités, toute « lumière au bout du tunnel » risque de n’être qu’illusoire.
Conclusion : le risque de faire fausse route
Le care est en partie sorti de son invisibilité après le premier confinement. Lorsqu’on a mis le plus d’activités possible sur pause, nous avons aisément remarqué celles qui nous étaient essentielles. La société s’est montrée plus sensible aux difficultés rencontrées par les soignantes de tous les milieux, plus reconnaissante de leurs services. Ces démonstrations de reconnaissance ont-elles cependant provoqué des changements concrets et durables dans leurs conditions de travail ? Avons-nous tiré des leçons du rappel brutal de notre interdépendance ? Lorsqu’on constate que la FIQ doit déposer plainte à l’ONU pour demander la fin du temps supplémentaire obligatoire[24], que l’on refuse encore de l’aide économique aux mères n’ayant pas trouvé de place en garderie à cause de la pénurie actuelle[25], que l’on réalise l’ampleur des dégâts laissés par la pandémie au sein du système de la santé[26], on doit reconnaître que beaucoup reste à faire. Alors que la CAQ parle encore de l’importance de laisser plus de place au privé dans le monde de la santé[27], et que le deuxième parti le plus populaire chez les francophones consacre la moitié de sa plateforme électorale en santé à affirmer l’importance de ne pas limiter les libertés des citoyen-ne-s mais n’évoque pas de mesures concernant la revalorisation du travail des soignantes[28], on peut craindre que le risque de faire fausse route dans notre vision du monde postpandémique reste bien présent. Alors que nos vulnérabilités physiques, psychologiques et sociales seront exacerbées par d’autres catastrophes à venir – les changements climatiques, en premier lieu[29] – nous ne pouvons plus négliger l’importance de remettre le care au centre de nos sociétés.
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[1] Le lecteur ou la lectrice intéressé-e pourra à ce propos consulter l’ouvrage La société des vulnérables : Leçons féministes d’une crise, de Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem, paru en 2020 aux éditions Gallimard (collection Tracts), ou encore le collectif Le care au cœur de la pandémie, dirigé par Vanessa Nurock et Marie-Hélène Parizeau, paru aux Presses de l’Université Laval en 2022. L’émission 26 de la série de balados Un podcast à soi (« Prendre soin, penser en féministes le monde d’après »), créée par Charlotte Bienaimé et produite par ARTE radio, témoigne également du recours des éthiques du care pour penser la pandémie de COVID-19 (https://podcasts.apple.com/fr/podcast/prendre-soin-penser-en-f%C3%A9ministes-le-monde-dapr%C3%A8s-26/id1294224809?i=1000519015030).
[2] Voir à ce propos Carol Gilligan, In a different voice : psychological theory and women’s development, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982. Cet ouvrage met au jour les préjugés par lesquels l’adoption de dispositions liées à la sollicitude par les jeunes filles leur valait d’être jugées moins matures dans les échelles de psychologie développementale que les jeunes garçons qui approchaient plutôt les problèmes moraux en y appliquant des principes déontologiques ou conséquentialistes. À partir de là, plusieurs philosophes ont réalisé que des préjugés semblables étaient également profondément ancrés dans leur discipline, et ont entrepris de les exposer, à l’instar de Virginia Held, dans « Transformation of Moral Theory », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 50, 1990, 321-344.
[3] Naïma Hamrouni, « Vers une théorie politique du care : entendre le care comme service rendu » dans Le care : éthique féministe actuelle, Sophie Bourgault et Julie Perreault [dir.], Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2015, 78-79.
[4] Brugère, Fabienne, Le sexe de la sollicitude, Paris, Seuil, 2008, p. 31-32.
[5] Tronto, Joan, « Du Care », Revue du MAUSS, vol. 2, no 32, 2008, traduction de Hervé Maury, p. 246.
[6] Cf. Virginia Held, op. cit., qui remarque l’étrangeté de l’homme de l’état de nature des contractualistes, qui a « poussé comme un champignon », c’est-à-dire qui est déjà adulte, qui n’est pas malade, qui ne fonde pas non plus de famille dont il aurait à prendre en compte dans son engagement dans un contrat social.
[7] Julie-Anne White, Democracy, justice, and the welfare state : reconstructing public care, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2000, p. 9-10.
[8] Sandra Laugier, « Le care. Un concept pour le COVID », dans Le care au cœur de la pandémie, Vanessa Nurock et Marie-Hélène Parizeau [dir.], Québec, Presses de l’Université Laval, 2022, p. 12.
[9] On peut penser aux nombreux décès survenus au Brésil, où on a longtemps nié le danger de la maladie et où on a refusé d’appliquer des mesures de confinement (tel qu’entre autres rapporté au sein de cet article de Radio Canada : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1830454/covid-bilan-morts-bresil-pandemie-coronavirus-bolsonaro) .
[10] En 2018, le parti promettait dans son cadre financier d’augmenter les budgets du Ministère de la Santé et des Services Sociaux et du Ministère de l’Éducation, mais affirmait aussi l’importance d’apporter d’autres coupures budgétaires et de compressions pour une gestion plus efficace des dépenses publiques (Martin Croteau, « Legault cible les dépenses et mise sur un effet CAQ sur l’économie », article paru sur le site de La Presse, 9 septembre 2018, https://www.lapresse.ca/actualites/elections-quebec-2018/201809/08/01-5195785-legault-cible-les-depenses-et-mise-sur-un-effet-caq-sur-leconomie.php, page consultée le 28 février 2022).
[11] Tronto, Joan, op. cit., p. 260.
[12] Antoine Kempf, « Faut-il confiner les personnes âgées ? Les nombreux revirements de l’exécutif », article paru sur le site de France Info le 21 décembre 2020, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/faut-il-confiner-les-personnes-agees-les-nombreux-revirements-de-l-executif_4221507.html, page consultée le 28 février 2022.
[13] Une discussion avec Cécile Gagnon, candidate au doctorat à l’Université de Montréal et philosophe du care, nous a permis cette analyse.
[14] Voir par exemple les témoignages rapportés dans l’article « Manifestation de peluches et de contrastes à Québec » de Sébastien Tanguay, paru sur le site du Devoir le 19 février 2022, https://www.ledevoir.com/societe/676989/manifestation-de-peluches-et-de-contrastes-a-quebec , page consultée le 28 février 2022.
[15] Naïma Hamrouni, op. cit., p. 81.
[16] Entre autres selon l’analyse de Pierre Baulne, « La politique d’austérité budgétaire au Québec à la suite de la crise financière », parue sur le site de l’IRIS le 20 mars 2018, https://iris-recherche.qc.ca/blogue/secteur-public-et-communautaire/la-politique-d-austerite-budgetaire-au-quebec-a-la-suite-de-la-crise-financiere/, page consultée le 28 février 2022.
[17]Jacques Benoit, « La réforme Barette : cap sur le privé en santé », Relations, no 781, 2015, (https://www.erudit.org/en/journals/rel/1900-v1-n1-rel02269/79720ac.pdf), 35-37.
[18] Ibid. p. 37.
[19] Une expression que Pascale Molinier nous propose dans Le « care » monde : trois essais de psychologie sociale, Lyon, ENS éditions, 2018.
[20] Marie-Hélène Parizeau, « La pandémie du COVID-19 : entre vulnérabilités sociales et systèmes techniques », dans Le care au cœur de la pandémie, op. cit., p. 85
[21] Terme de Brugère, dans op. cit.
[22] Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance : introduction aux théories du care, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 102-103.
[23] Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem, dans La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise, Paris, Gallimard, 2020, nous rapportent par exemple que « Dans la société philippine, près de 10 % de la population travaille à l’étranger, envoyant de l’argent à la maison. Chaque année, environ 13 000 infirmier(e) s – emploi parmi les plus populaires – y quittent leur pays pour aller travailler à l’étranger. Ces migrant(e)s ont joué un rôle très important pour aider des pays comme l’Espagne, la Grande-Bretagne ou l’Italie à combattre le virus ; mais ils ont connu des taux de mortalité effrayants et sont toujours des citoyens de seconde zone. ».
[24] Lia Levesque, « La FIQ porte plainte à une agence de l’ONU », article paru sur le site de La Presse, https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2022-02-11/temps-supplementaire-obligatoire/la-fiq-porte-plainte-a-une-agence-de-l-onu.php, page consultée le 28 février 2022.
[25] Paule Vermot-Desroches, « Une aide d’urgence… en attendant une place en garderie », chronique parue sur le site de La Tribune, le 21 février 2022, https://www.latribune.ca/2022/02/22/une-aide-durgence-en-attendant-une-place-en-garderie-c905a7e25bec32201942a5c9e85a143c (page consultée le 28 février 2022).
[26] On peut penser par exemple à l’immense retard accumulé pour les chirurgie au Québec, alors que plus de 19 000 patients sont actuellement en attente d’une opération (cf. Davide Gentile et Daniel Boily, « Québec presse ses hôpitaux de réduire les listes d’attente en chirurgie », article paru sur le site de Radio Canada le 1er décembre 2021, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1843956/ministere-sante-hopitaux-reduction-liste-19-000-patients-attente , page consultée le 28 février 2022).
[27] Marie-Michèle Sioui, « Québec veut que le privé puisse « augmenter l’offre » en santé », article paru sur le site du Devoir, le samedi 26 février, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/680073/politique-quebecoise-quebec-veut-que-le-prive-puisse-augmenter-l-offre-en-sante , page consultée le 28 février 2022.
[28] Les seul-e-s soignant-e-s évoqué-e-s sur la plateforme sont d’ailleurs les médecins. https://www.conservateur.quebec/sante. La popularité du parti conservateur du Québec était notamment rapportée dans l’article « Sérieuse montée des conservateurs : Duhaime 2ème chez les francophones », de Geneviève Lajoie, paru sur le site du Journal de Québec, le 16 février 2022, https://www.journaldequebec.com/2022/02/16/sondage-serieuse-montee-du-parti-de-duhaime , page consultée le 28 février 2022.
[29] Le plus récent rapport du GIEC prévoit en effet une augmentation des problèmes de santé, problèmes économiques, problèmes psychologiques à venir avec l’augmentation des changements climatiques (cf. Jean-Thomas Léveillé, « La crise climatique plus forte qu’anticipée », article paru sur le site de La Presse, le 28 février 2022, https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2022-02-28/nouveau-rapport-du-giec/la-crise-climatique-plus-rapide-et-plus-forte-qu-anticipee.php , page consultée le 28 février 2022).