L’impérialisme russe pour comprendre la guerre en Ukraine | Par Emil Grigorov, professeur de philosophie au Cégep Garneau
La logique de l’impérialisme peut nous aider à comprendre l’approche belliqueuse de la Russie en Ukraine. L’histoire de l’Empire russe, comme d’ailleurs l’histoire de n’importe quel autre empire, est une histoire de guerres et de conquêtes. Le début de la fin d’un empire est le moment où il cesse, pour une raison ou pour une autre, de mener une politique ouvertement expansionniste. Si l’on considérait qu’il y avait une continuité entre l’attitude impériale de la Russie des Romanov (17e au 20e siècle) et celle de la Russie bolchévique (1917-1991), on pourrait dire que pour l’Empire russe, ce moment coïncide avec la chute du mur de Berlin, la fin de la Guerre froide et la dislocation de l’URSS.
En 2005, dans son discours annuel à la nation (ou Adresse annuelle à l’Assemblée fédérale), le président Vladimir Poutine a qualifié ce moment de tragique. « La dissolution de l’URSS, a-t-il dit, est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Pourquoi? Parce que des dizaines de millions de Russes se seraient retrouvés hors de la Russie. Il a mis alors sur la table, dans les grandes lignes, son projet de gestion de l’espace postsoviétique ou de ce que les stratèges de la géopolitique du Kremlin appellent « le monde russe ».
Ce projet est un projet impérial dans la mesure où il prévoit une série de conquêtes ou plutôt de reconquêtes, mais aussi dans la mesure où il vise à limiter considérablement la souveraineté des pays limitrophes de la Russie où il y a des communautés russophones importantes. Étant un tel pays, l’Ukraine est considérée, par M. Poutine et ses conseillers, comme une entité politique dont les institutions doivent prendre des décisions et agir dans l’intérêt de la Russie et des communautés russophones. Cette volonté de subordonner l’Ukraine est d’autant plus significative que Kiev, la capitale ukrainienne, est le berceau de la civilisation russe et donc un symbole structurant du récit sur le « monde russe ». À cet égard, il n’est pas surprenant que, mises à part les raisons liées à la sécurité nationale, Moscou réagisse de façon viscérale à toute tentative d’émancipation de Kiev.
Incompatibilité avec le projet impérial russe : l’extrême droite ukrainienne et la démocratie libérale
L’Ukraine est un jeune État : il a été fondé en 1991 et est, en quelque sorte, en train de se construire. Le projet du président Poutine n’est favorablement reçu que par certaines communautés russophones dans l’est du pays, notamment en Crimée et dans la région de Donbass. Ces communautés cherchent protection auprès de la Russie parce qu’elles se sentent menacées, non sans raison, par l’extrême droite ukrainienne dont l’idéologie est identitaire, antisémite et surtout russophobe : son projet politique se résume au slogan « L’Ukraine aux Ukrainiens! ».
Mais ce projet est loin d’être largement partagé au sein de la société ukrainienne : à l’heure actuelle, un seul député de l’extrême droite siège à la Rada. Le large consensus politique en Ukraine se construit autour de valeurs propres à la démocratie libérale et à l’État de droit. C’est un consensus proeuropéen, mais pas russophobe.
En ce sens, si on me permet d’exprimer mon opinion, c’est bien ce consensus politique qui offre les garanties les plus solides en ce qui concerne la protection des droits et des libertés des communautés russophones en Ukraine. Dans une Ukraine démocratique avec un système judiciaire modernisé et fonctionnel, les russophones seraient libres de vivre en russe sans subir les effets liberticides d’une protection paternaliste offerte par un régime autocratique aux allures impériales.
Du personnage de Poutine au rôle des émotions en géopolitique
Est-ce que Vladimir Poutine fait une fixation sur l’Ukraine? Je ne m’aventurerai pas à faire la psychanalyse du président de la Fédération de Russie : ce serait trop audacieux de ma part vu l’opacité du personnage et mes compétences quasiment inexistantes dans ce domaine. Plutôt que porter mon regard sur un individu, je vais conclure avec quelques mots sur l’importance des émotions en géopolitique.
Un des meilleurs essais que j’ai lus sur ce sujet est celui de Dominique Moïsi intitulé « La géopolitique de l’émotion ». L’idée principale de cet essai est que l’on ne saurait comprendre en profondeur les enjeux géopolitiques si l’on ne tenait pas compte des émotions qui animent les individus et les communautés impliqués dans un conflit ou dans un processus.
Deux jours avant le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, j’ai prédit, lors d’une conversation avec certains de mes collègues, que la Russie n’allait pas attaquer l’Ukraine. Je me suis trompé parce que j’envisageais la situation dans un cadre purement rationnel : je voyais clairement les pertes qu’une telle aventure allait causer à la Russie et je ne voyais quasiment aucun gain ni pour les élites russes ni pour le peuple russe.
Je n’en vois toujours pas, mais en écoutant des émissions diffusées par des chaînes russes et ukrainiennes et, surtout, en lisant, sur internet, des commentaires en faveur ou contre la politique du Kremlin face à l’Ukraine et face à l’Occident, je vois de plus en plus clairement la métamorphose du sentiment d’humiliation en sentiment de haine et du sentiment de haine en désir de vengeance et, par conséquent, de violence : des Russes qui se sentent humiliés par l’Occident et qui veulent prendre leur revanche pour la défaite dans la Guerre froide; des Ukrainiens qui se sentent humiliés par la Russie et qui veulent prendre leur revanche suite à l’annexion de la Crimée; des Canadiens, des Britanniques, des Bulgares, des Américains, des Polonais et des Français qui tirent quelques balles verbales dans l’une des deux directions avant d’aller prendre un verre ou une marche après le souper.
Et pendant tout ce temps, des enfants, des civils et des militaires se font tuer pour de vrai. Et pendant tout ce temps, le commerce des armes fleurit et l’industrie pétrolière se voit devenir encore plus obèse dans un avenir relativement proche. Et si on me permet de finir sur la vague des émotions, je dirais que c’est une folie, certes, mais qui recèle tout un système en elle.