Introduction à une métaphysique de l’Anthropocène | Le 7 décembre dernier, nous avons eu l’honneur de recevoir le philosophe Jean Vioulac au Cégep Garneau pour nous présenter ses derniers travaux. Sa conférence, intitulée « Introduction à une métaphysique de l’Anthropocène », est désormais accessible au lecteur. Le style oral de l’intervention a été conservé. Bonne lecture !
Mon propos consiste ici à mettre en relation « anthropocène » et « métaphysique », c’est-à-dire d’une part le nom qui, depuis 20 ans, a été donné au problème le plus grave et le plus urgent qui ait jamais été posé à l’humanité, problème qui impose les décisions et les actions les plus concrètes et les plus immédiates, et d’autre part un mode de pensée archaïque, purement spéculatif, qui s’ingénie à fuir la réalité pour se réfugier dans un monde d’idées. Les deux concepts semblent donc antinomiques, et on pourrait se dire, non sans raison, qu’il est temps d’en finir avec la métaphysique pour se confronter à la réalité.
Pour le dire simplement, mon propos consiste à dire que l’Anthropocène est un événement métaphysique, et qu’il ne peut donc pas être abordé seulement à partir des sciences, mais requiert une forme de pensée métaphysique : mais précisément, d’une forme de métaphysique que cet événement a radicalement démystifié.
Le mot Anthropocène est construit à partir du grec anthropos, « homme », et du suffice kaïnos, qui sert aux géologues à désigner les différentes époques qui se sont succédées depuis les débuts du Tertiaire il y a 66 millions d’années. Le concept d’Anthropocène a été créé en l’an 2000 par le climatochimiste Paul Crutzen, pour affirmer la fin de l’Holocène. L’Holocène est la période la plus récente du Quaternaire, il a commencé il y a 10000 ans, il s’agit donc de dire que nous sommes les contemporains d’un changement d’époque, mais au sens géologique du terme, et que celle qui commence est caractérisée par le fait que c’est l’homme qui est la principale puissance géophysique, que le système terrestre est aujourd’hui déterminé par l’activité humaine.
Ce concept pose en lui-même de nombreux problèmes, il est contesté à l’intérieur même de la géologie. Le problème est que la géologie a pour fonction de déterminer les époques du passé, et qu’elle doit ici se préoccuper du présent et de l’avenir, ce qui fait qu’elle est elle-même décontenancée et démunie pour penser cet événement qu’elle découvre.
Il y a néanmoins un argument géologique, qui est l’émergence d’une couche sédimentaire nouvelle : le grand acquis méthodologique de la géologie est la stratigraphie, qui permet de dater les époques par des couches sédimentaires, et on constate en effet aujourd’hui l’apparition d’une couche nouvelle, faites de plastiques, de résidu d’hydrocarbures, de béton, de produits chimiques, et surtout de matériaux radioactifs, couche qui est incontestablement d’origine humaine.
L’autre argument est celui de la la Sixième Extinction : une des grandes découvertes de la géologie et de la paléobiologie au XXe siècle est celle des grandes extinction de masse qui se sont succédées dans l’histoire de la vie sur terre. Il y en a eu cinq, la plus grave est celle qui a eu lieu à la fin du Permien il y a environ 252 millions d’années, où plus de 90% des espèces disparaît, où la vie a failli disparaître de la terre. La dernière en date est celle qui a mis fin à l’ère des dinosaures il y 66 millions d’années, où 75% des espèces disparaissent. Nous sommes les contemporains de la Sixième Extinction, et le rythme de disparition des espèces et de destruction des écosystèmes est aujourd’hui supérieur à celui qu’il était lors de la disparition des dinosaures.
Il ne suffit donc pas de dire que l’homme est devenue une puissance en mesure d’impacter l’écosystème terrestre, il faut préciser en outre que cet impact est destruction : Gerardo Ceballos est un climatologue qui a publié un livre important en 2015 intitulé Annihilation of Nature : le processus en cours est un processus d’ « annihilation de la nature ». Dans son livre sur l’Anthropocène paru en 2019 Michel Magny parle d’ « anéantissement global ». L’Anthropocène est donc l’époque où « l’homme » s’impose comme agent de destruction. L’extinction en cours n’est en effet pas comparable à celles du passé : il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle, comme la chute d’un astéroïde ou des éruptions volcaniques, il s’agit d’un processus d’origine humaine, provoqué par l’homme.
C’est une des raisons pour laquelle il est contesté : parce qu’il fait de « l’homme », c’est-à-dire de nous, le responsable. D’où les réactions d’hostilité, de ceux qui refusent d’aborder les problèmes en ces termes en reprochant au concept d’Anthropocène en quelque sorte d’institutionnaliser ou d’officialiser la misanthropie. Mais la question ne peut pas se poser en terme de misanthropie ou de philanthropie, mais seulement d’anthropologie : l’Anthropocène impose une interrogation nouvelle et radicale sur ce que c’est que l’homme : quel est cet anthropoïde doté d’une telle puissance de destruction ?
La pensée de Anthropocène impose donc l’élaboration d’une anthropologie nouvelle. C’est le premier point qui fait que la pensée de l’Anthropocène échappe pour une part à la géologie, qui elle-même est conduite à passer le relais. L’Anthropocène est un événement géologique, mais la géologie ne suffit pas pour l’expliquer, il faut faire intervenir une anthropologie.
La géologie a considérablement évolué depuis trois siècles. Au XXe siècle, la géochimie a conçu le système-Terre par l’imbrication de la lithosphère, de l’hydrosphère, de l’atmosphère et de la biosphère. Mais il faut aujourd’hui ajouter une Anthroposphère, pour souligner que l’humanité constitue un système autonome, qui obéit à ses lois propres. L’avènement du concept d’Anthropocène est alors le moment où l’on prend acte que l’Anthroposphère non seulement n’obéit pas aux lois de la biosphère, mais qu’elle la dérégle et impacte toutes les autres sphères, et que l’Anthroposphère est ainsi un principe de destruction.
Mais inversément, l’anthropologie ne peut pas ne pas tenir compte de la géologie. Il faut en effet comprendre l’humanité comme une force géologique, donc à l’échelle des temps géologiques. La découverte des temps géologiques est une révolution aussi considérable, et sans doute beaucoup plus, que la révolution copernicienne. La révolution copernicienne avait conduit d’un univers dont la terre était le centre à un univers où elle n’est plus qu’une planète parmi d’autres. La révolution copernicienne concernait la place de l’homme dans l’espace, la révolution géologique concerne sa place dans le temps. Jusqu’alors, en Europe, c’est la chronologie biblique qui dominait, et dans ce cadre l’homme et la terre sont contemporains, ils apparaissent au même moment, à quelques jours près, et la terre a moins de 6000 ans : en 1650, l’évêque James Ussher élabore une chronologie du monde en se basant uniquement sur la Bible, il date la Création du dimanche 23 octobre 4004 avant Jésus-Christ. La géologie met en évidence que la terre a plus de 4,5 milliards d’années, et que, à l’échelle des temps géologiques, la présence de l’homme est insignifiante. Tout le monde connaît le calendrier cosmique élaboré par Carl Sagan, qui réduit l’histoire de l’univers à une année : si le Big Bang a lieu le 1er janvier, la terre ne se forme pas avant le 6 septembre, les premiers organismes vivants apparaissent le 5 décembre, les dinosaures le 25, le genre Homo apparaît le 31 décembre 22h24 et Homo sapiens a 23h48.
C’est dans ce cadre géologique élaboré à partir de sa méthode stratigraphique, que Darwin a pu concevoir l’évolutionnisme. Il fallait en effet avoir pour cela définitivement rompu avec la chronologie biblique, pour admettre l’existence d’un temps « antédiluvien », c’est-à-dire antérieur au déluge, et d’hommes « pré-adamites », c’est-à-dire antérieurs à Adam, et d’avoir rompu avec le créationnisme. Darwin a ainsi conçu une anthropologie scientifique qui a montré l’émergence de l’homme au cours du temps long, dans l’immanence de la nature, en obéissant à ses lois, en élaborant donc une anthropologie naturaliste.
Mais il y a alors un énorme paradoxe. La science contemporaine, d’une part montre l’insignifiance de l’homme à l’échelle cosmique, et d’autre part montre qu’il est devenu une puissance géologique capable de détruire l’éco-système terrestre.
L’Anthropocène impose donc une anthropologie, mais celle-ci ne peut pas en rester à la conception purement naturaliste et positiviste qui est celle de Darwin. Elle ne peut pas en rester à une anthropologie purement scientifique. Le propre de la science est en effet de définir les lois et les normes qui déterminent les phénomènes, de repérer des régularités, or il s’agit ici précisément de concevoir un désordre, une déréglement, de concevoir l’homme non pas comme un pur phénomène naturel mais comme un un phénomène anormal par rapport aux lois de la nature. Toute la question de l’Anthropocène est de comprendre une dérégulation, un dérèglement.
Il faut néanmoins préciser que les sciences positives demeurent la référence rigoureusement indispensable pour penser aujourd’hui. L’univers qui est le nôtre est largement défini par la techno-science, par des technologies qui confirment et vérifient à chaque instant les théories scientifiques. Refuser les acquis scientifiques relève du déni de réel. Par ailleurs, la philosophie s’est toujours définie depuis son inauguration par les Grecs par l’idéal de la scientificité : ne pas prendre en compte les acquis des sciences, c’est se situer délibéremment en dehors de la philosophie. Donc toute pensée philosophique aujourd’hui doit prendre acte de ce qu’elles nous apprennent sur le réel. L’anthropologie qu’impose l’Anthropocène doit donc se situer dans le cadre défini par la géologie, la biologie, l’éthnologie, l’histoire, etc, mais elle ne peut pas en rester aux lois définis par ces sciences parce que son propos est de concevoir un phénomène aberrant, un phénomène de désobéissance, d’anormalité, c’est-à-dire un écart par rapports aux lois de la nature. Pour tout dire, il s’agit de penser un phénomène anarchique.
La référence essentielle n’est donc plus Darwin, mais Nietzsche. Darwin publie L’Origine des espèces en 1859, puis la Filiation de l’homme en 1871 : Nietzsche développe sa pensée à partir des années 1870, il est le premier à prendre acte de cette révolution sans précédent dans la conception que l’homme se fait de lui-même. Nietzche est le philosophe qui repose la question de l’anthropologie après la révolution scientitifique de l’évolutionnisme. Mais il s’oppose à Darwin du point de vue de l’interprétation qu’il faut donner de ce processus.
Nietzsche affirme que l’homme n’est pas le résultat des lois de l’évolution, mais qu’il est une déviation, une anomalie, un accident, et que c’est précisément en cela qu’il s’arrache à la nature. « L’homme est l’animal non encore fixé », disait Nietzsche : l’homme n’est pas une espèce parmi d’autres parce qu’il n’est pas une espèce du tout, il est justement l’être vivant qui a échappé à la logique de la spéciation et de la spécialisation, qui ne s’est pas intégré harmonieusement à la nature en y trouvant son biotope ou sa niche écologique, mais qui s’en est d’emblée échappé. « L’homme est l’animal désanimalisé », il est l’être naturel qui se retourne contre la nature, qui refuse la nature, qui la renie, la dénie et fait tout pour la surmonter. Nietzsche conclut que l’homme se définit par « l’instinct de négation », il montre comment l’esprit de l’homme est entièrement issu de ce qu’il appelle la cruauté, c’est-à-dire le travail impitoyable de négation de sa propre animalité de la part d’un être qui se retourne contre lui-même et qui se torture lui-même pour éliminer son « antique soi animal », son animalité. Ce que Nietzsche nomme « morale », c’est la soumission de la vie à un ensemble d’idéaux abstrait qui en impose le sacrifice : c’est-à-dire que la morale est l’abnégation, toujours une forme de négation de soi.
Nietzsche se situe donc dans l’héritage darwinien, qui pense l’homme comme résultat d’un processus d’émergence à partir de la nature, non pas pour y voir l’accomplissement des lois de la nature, l’être suprêmement évolué, en lequel la nature réaliserait ses potentialités les plus hautes, mais tout au contraire une dégénerescence, un phénomène pathologique : l’homme dit Nietzsche, est « l’animal malade », il est le vivant qui se retourne contre la vie.
Nietzsche est important parce qu’il est le premier à faire ce constat et à le penser jusqu’au bout. Mais il n’est pas le seul. S’il est important, c’est parce qu’il explicite la vérité découverte par notre époque. L’ethnologie a en effet depuis lors largement documenté l’extraordinaire diversité des rites, des coutumes, des tabous, des déformations du corps, des mutilations rituelles, des scarifications, des excisions… par lesquels les hommes mettent à distance et éliminent leur propre nature.
L’Anthropologie accède donc à une puissance de négation anti-naturelle : il n’est pas possible de définir l’homme uniquement par des sciences positives parce que ce qui le définit est la négativité, il n’est pas possible de le comprendre comme un être purement naturel parce qu’il se définit entièrement par son opposition à la nature.
La question « Qu’est ce que c’est qu’être un homme ? » reçoit ici une réponse simple : « Être homme, c’est n’être pas un animal », et donc tout le poids de l’humanité repose sur ce « ne pas », sur cette négation, cette dénégation, ce déni et cet anéantissement.
Repris dans le contexte géologique du temps profond, l’homme ne peut plus être compris comme une essence stable, comme une espèce fixée mais comme le résultat d’un très lent processus d’hominisation, qui est un processus de dé-sanimalisation et de dé-naturation. Nietzsche élabore ainsi une anthropologie définie par l’anti-nature. De ce point de vue, le concept d’Anthropocène est justifié au niveau anthropologique : l’Anthropocène est l’époque où l’homme déploie une puissance anti-naturelle, parce qu’en son essence l’homme se définit par l’anti-nature. L’homme, c’est l’anti-nature, donc l’Anthropocène est un processus d’annihilation de la nature.
La pensée de Nietzsche a été développée par Freud. Freud définit entièrement le psychisme humain par le refoulement de la pulsionnalité, et la culture par le refoulement de la nature. Toute la pensée de Freud approfondit sans cesse cette dimension du psychisme humain : l’appareil psychique se définit par l’intériorisation des lois, des interdits, des idéaux de la culture, ce qui constitue ce que Freud appelle le Surmoi, qui exerce sa sévérité impitoyable contre la pulsionnalité : le processus d’anéantissement de la nature est donc intériorisé. Freud développe ainsi les thèses qui étaient déjà celles de Nietzsche, en montrant comment l’humanité même de l’homme est le résultat de la la négation de la naturalité. Être homme, c’est n’être pas animal, c’est donc détruire l’animal en soi, l’humanité de l’homme se définit par cette puissance d’anéantissement, qui est d’abord et avant tout une puissance d’auto-anéantissement.
Cette évolution de la pensée de Freud est contemporaine de la Première guerre mondiale, puis de la montée des fascismes, Freud développe ainsi une théorie de la civilisation, où l’histoire humaine est motivée par cette puissance de destruction : il conçoit le psychisme à partir de la pulsion de mort, de la pulsion d’agression et de la pulsion de destruction, selon l’objet sur lequel porte cette puissance d’anéantissement. Il y a donc au cœur du processus historique une logique d’élimination de la nature : plus la civilisation est évoluée, plus la nature doit être refoulée. Le problème de la culture, c’est qu’elle exige toujours plus de négation de la nature. Dans Malaise dans la civilisation en 1930, Freud conclut : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si, et dans quelle mesure, son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée par la pulsion humaine d’agression et d’auto-anéantissement. À cet égard, l’époque actuelle mérite peut-être un intérêt tout particulier. » Passage remarquable, à trois titres : d’abord il pose la question du « destin de l’espèce humaine », ensuite il la pose à partir d’une « pulsion d’auto-anéantissement », et enfin il fait de notre époque celle où cette question se pose tout particulièrement.
En faisant réfèrence à Nietzsche et à Freud, on se rend compte que les problèmes posés par la notion d’Anthropocène ne sont pas tout à fait nouveau. Le concept s’impose dans les années 2000 à cause de la crise climatique, mais le fait qu’il y a en l’homme une puissance de destruction de la nature avait été mis en évidence par des philosophes.
Penser l’Anthropocène, c’est donc élaborer une anthropologie, celle-ci ne peut pas être purement positive et scientifique parce qu’elle doit se pencher sur la négativité originaire qui définit le processus d’anthropisation. C’est ce que fait Freud : la psychanalyse elle-même échappe en cela aux sciences, elle devient selon l’expression de Freud, métapsychologie.
Le mot de méta-psychologie est calqué sur méta-physique, et le propos de Freud consiste à dire que c’est la méta-psychologie qui prend la relève de la méta-physique. Il faut donc faire intervenir le concept de métaphysique.
Comme on sait, l’origine du mot est contingente, elle vient du classement par Andronicos de Rhodes des traités d’Aristote, qui en a classé certains « après la Physique », en grec méta ta phusica. Mais le mot a rapidement pris un autre sens, pour désigner le contenu même de ces textes, qui se consacrent à ce qui est « au-delà de la nature », autre traduction possible de méta ta phusica. En tant que discipline philosophique, la métaphysique a ainsi voulu parler de ce qui est au-delà de la nature, de l’éternité, de l’âme, de Dieu.
Mais il est possible de se servir du terme de métaphysique pour désigner l’essence même de l’être humain : être de nature qui se définit entièrement par sa tendance à dépasser la nature, à la surmonter, à la fuir. C’est justement parce que l’homme est à l’origine un animal qu’il faut le définir par cette dynamique méta-physique, c’est-à-dire ce dépassement de la nature : s’il n’était pas métaphysique, il serait resté un animal. L’homme travaille ainsi toujours à fuir la nature pour une surnature, un élément surnaturel.
Cette surnature, c’est d’abord le Mythe. Un des grands acquis de Freud consiste à montrer que le rapport au réel est très problématique, que le psychisme n’est pas motivé par un désir de vérité, mais par des stratégies d’évitement de la réalité. La vie psychique est motivée par le principe de plaisir ; la plupart du temps le principe de réalité s’y oppose, le psychisme y répond par la production fantasmatique : les fantasmes sont des substituts, qui permettent de se satisfaire en rêve, en imagination, et ne pas pas tenir compte du réel. Toute vie psychique est caractérisée par la fuite en dehors du monde et le refuge dans son monde intérieur. Quand cet univers fantasmatique est collectif, il est un mythe. La plupart du temps, l’homme vit dans son propre délire, les mythes sont des délires collectifs. C’est une des thèses de Nietzsche : « L’homme comme l’animal devenu fou, vivant dans tote sorte de délires. »
L’ethnologie du XXe siècle a monté que, contrairement à ce que l’on pouvait penser au XVIIe et XVIIIe siècles dans les hypothèses de l’ « état de nature », les peuples dits primitifs ne vivent pas du tout dans la nature, ils n’ont strictement aucun rapport avec la nature, ils vivent dans un Mythe, dans une surnature qu’ils ont eux-mêmes créé. Ce qui permet de confirmer que la métaphysique est bien une structure anthropologique, qui définit un être naturel par sa fuite de la nature et son refuge dans un milieu surnaturel.
L’Anthropologie que requiert l’anthropocène est en cela métaphysique, non pas parce qu’elle prétendrait que l’homme appartient à un ordre de réalité transcendant, à un au-delà, mais parce qu’elle constate que l’homme lui-même consacre tous ses efforts à échapper à l’ordre de la nature, et qu’il produit cet ordre de réalité transcendant. Penser l’homme, c’est penser ce refus de la nature, cette fuite et ce refuge dans une surnature. C’est le penser à partir d’une puissance de négation par laquelle il renie ce qui est naturel, en lui et hors de lui.
De ce point de vue, la métaphysique en tant que système théorique, en tant que philosophie, telle qu’elle s’est élaborée en Grèce ancienne dans l’Antiquité, essentiellement par Platon, est une des expressions possibles, une des manifestations de cette tendance métaphysique fondamentale qui consiste pour l’homme à fuir la nature pour une surnature, et ainsi à nier, dénier et renier sa nature. Donc quand on parle de métaphysique au sens théorique (c’est-à-dire, pour faire simple, du platonisme), on ne parle pas juste d’une théorie élaborée par un philosophe de l’Antiquité qui n’intéresserait que lui et ses lecteurs. On parle de l’expression achevée d’une anti-nature qui définit la condition anthropologique.
Mais l’originalité de la métaphysique telle qu’elle apparaît en Grèce n’est pas seulement de fuir le réel pour une surnature, puisque cette tendance est propre à tout mythe.
Le premier trait caractéristique de la métaphysique est d’identifier cette surnature à la mort. Toute la pensée de Platon se fonde sur un refus du corps, de la chair, de la vie : le corps est une « prison », un « tombeau », il est le lieu du mal, de l’erreur, il s’agit toujours de le dépasser et de le fuir. Tout l’enjeu de la pensée de Platon et la fuite, et il dit clairement vers quoi on se dirige quand on renie la vie et on fuit le corps : vers le royaume d’Hadès, le dieu des morts, dont il dit qu’il est le dieu philosophe. Platon définit la philosophie par un désir de mort : l’idéal, c’est la mort, « philosopher c’est être mort ». La vie est une maladie que la mort guérit : c’est le sens de la parole de Socrate à la fin du Criton, quand au moment de mourir il demande que l’on sacrifie pour lui un coq à Asclepios : Asclépios était le dieu guérissueur et on lui sacrifiait un coq quand on avait guéri d’une grave maladie. Pour Platon, mourir c’est guérir.
Platon fonde véritablement la métaphysique comme dénégation de la vie, comme volonté d’en finir. C’est pourquoi Nietzsche définissait la métaphysique par le nihilisme : la métaphysique est l’authentique nihilisme, parce qu’elle la systématisation d’un refus de la vie et d’un désir de mort. Mais ce nihilisme ne vient pas de nulle part, il est l’expression et la manifestation d’une négativité inhérente à l’être humain. La métaphysique, en tant que système théorique et conceptuel, est l’expression rationnelle, dans la clarté du concept, d’une négativité effectivement réelle, d’une anti-nature originelle.
Le second trait caractéristique de la métaphysique est d’être rationnelle. C’est-à-dire de définir la surnature par l’idéal, l’idéalité, les idées. C’est la thèse centrale de Platon, qui précisément oppose le monde des corps et le monde des idées. La fuite se fait alors par la connaissance, la science : c’est la connaissance rationnelle qui permet de fuir les réalités naturelles pour accéder à l’idéalité pure. D’où chez Platon le privilège accordée à la mathématique et à la géométrie, qui sont justement des connaissances purements idéelles, où l’esprit n’est plus en rapport avec rien de naturel ni de corporel, mais uniquement avec des idéalités.
C’est pourquoi on ne peut pas opposer sommairement science et métaphysique : la métaphysique est une volonté de fuir le réel vers l’idéal, et la connaissance de l’idéalité, c’est la connaissance scientifique. La philosophie n’est autre que le projet d’une connaissance scientifique totale du réel : les sciences contemporaines ne sont pas autres que la philosophie, elles sont l’accomplissement de son projet constitutif. La question de la métaphysique n’est pas obsolète. Les Grecs de l’Antiquité ont élaboré le projet d’une connaissance scientifique totale du réel, et ce projet est aujourd’hui achevé. La science contemporaine n’est pas un abandon de la métaphysique, elle est sa réalisation.
Ce que fait Galilée au XVIIème siècle en effet, c’est systématiser l’usage des mathématiques dans la connaissance scientifique, et depuis lors la science n’a cessé de se mathématiser, de se formaliser et de s’abstraire. La physique contemporaine ne parle plus de la nature, elle parle des modèles mathématiques qu’elle a elle-même élaborés. La physique contemporaine ne nous dit plus rien de la nature telle qu’on peut en faire l’expérience par notre corps naturel dans notre environnement naturel, elle ne nous dit plus rien du monde de la vie, elle parle d’un espace mathématique vectoriel où évoluent des entités mathématiques. Cette critique de la physique contemporaine ne vient pas de l’extérieur, les plus grands physiciens du XXe siècle l’ont reconnu. Heisenberg se promenait un jour dans la campagne avec un des meilleurs étudiants, celui-ci lui avait dit : « Et si l’espace n’était que le champ d’application des opérateurs hermitiens ? ». Et Heisenberg avait répondu : « Absurde. L’espace est bleu et il y a des oiseaux qui volent dedans ».
Donc les sciences contemporaines ont réalisé le projet de la philosophie. Les sciences contemporaines sont elles-mêmes métaphysiques, au sens où elles parlent d’un univers purement mathématiques au-delà de l’expérience sensible.
Or ce sont les progrès de ces sciences qui expliquent l’Anthropocène en tant que concept scientifique, c’est-à-dire le fait que l’humanité ait atteint une telle connaissance de la terre, de son histoire. Pour qu’on puisse parler d’Anthropocène, il faut que l’on sache ce qui se passe. L’Anthropocène n’est pas seulement un événement géologique, qui concerne l’état du système terre, il est aussi la manifestation d’un événement épistémologique, qui concerne l’état du système des sciences. Jamais nous n’en avons su autant sur la totalité de l’univers et ce qui s’y trouve, et jamais le savoir scientifique n’a été aussi diffusé. L’avènement du concept d’Anthropocène est la manifestation de notre situation épistémique : c’est-à-dire l’état du savoir scientifique, mais aussi le fait que ce savoir définisse la situation de l’homme dans le monde, son être-au-monde, qu’il définisse le régime de vérité contemporain.
Or cette situation épistémologique n’est pas sans rapport avec le processus de destruction.
Il faut d’abord faire ce constat : quand on parle de l’Anthropocène, il ne suffit pas de dire que c’est « l’homme » en général qui est responsable de ce processus. C’est un certain homme, à une certaine époque. Ce ne sont pas les Papous de Nouvelle-Guinée, les Yamomani d’Amazonie ou les Inuits du Nunavuk qui sont en cause, ce ne sont pas non plus les hommes de l’Antiquité ou du Moyen-Age. Les mesures stratigraphiques dans les glaces de l’Antarctique permettent de constater que l’augmentation des gaz à effet de serre est perceptible à partir de 1800 : c’est-à-dire des débuts de la Révolution industrielle. L’Anthropocène est le nom géologique de l’ère industrielle. Et la Révolution industrielle a lieu à la toute fin du XVIIIe siècle en Europe occidentale, donc précisément dans ce bassin de civilisation qui s’est défini par la métaphysique, par la rationalité scientifique d’origine grecque.
Même si le nom d’Anthropocène n’apparaît qu’en 2000, il a une lente genèse, et dès le début XIXe siècle on se rend compte des effets dévastateurs de l’activité industrielle sur l’environnement. Dès 1821, Charles Fourier écrivait un texte intitulé Déterioration matérielle de la planète où il constatait le « déclin de la santé du globe » provoqué par l’industrialisation. Tout au long du XIXe siècle on trouve des constats alarmistes sur l’environnement. Si on veut faire l’histoire du concept, on se rend compte qu’il apparait dès 1873, chez un géologue italien, Antonio Stoppani, qui parlait d’ « ère anthropozoïque » pour définir l’ère nouvelle où l’homme est devenu « une nouvelle force tellurique ».
Avec la révolution industrielle, l’homme déploie en effet une puissance colossale, et une puissance qui lui vient des puissances géologiques de la nature. On pouvait parler de géologisation de l’homme du point de vue théorique, en disant que la science imposait de le situer dans les échelles géologiques, mais cette géologisation n’est pas seulement théorique, elle est une réalité pratique puisque depuis la Révolution industrielle, l’humanité s’adjoint le charbon, le gaz, le pétrole, l’électricité, la géothermie, puis la fission nucléaire pour déployer son activité. Il y a ainsi une hybridation de l’homme avec les puissances telluriques de la nature qui lui procure un impact sur le système terre disproportionnée par rapport à sa réalité organique. C’est tout le problème de l’anthropologie de l’Anthropocène, et qui fait qu’il reste souvent inconcevable : comment une espèce de mammifère pourrait avoir un tel impact systémique ?
Si l’humanité parvient à s’approprier et à instrumentaliser ces puissances, c’est grace aux sciences. C’est l’essor des sciences qui permet l’arraisonnement des forces fondamentales de la nature, ce qui culmine dans la physique nucléaire, où une théorie parvenue au point extrême de sa mathématisation, de sa formalisation et de son abstraction définit le réel comme champ d’énergie en puissance et rend possible sa conversion. L’humanité devient puissance géologique, non pas par sa réalité organique, mais par sa pensée scientifique.
Ce n’est donc pas en tant que simple anthropoïde que « l’homme » a aujourd’hui un tel impact sur le système terrestre, puisque précisément les sciences contemporaines montrent qu’à cet égard il est quasiment indiscernable du chimpanzé, mais en tant qu’il se caractérise par ce type savoir. La puissance qui déploie ses effets n’est pas celle de l’homme en tant qu’être naturel (en tant qu’être physique), mais de l’homme en tant qu’être de savoir (en tant qu’être métaphysique) : non pas en tant que corps, mais en tant qu’ « esprit ».
Le minéralogiste et chimiste Vladimir Vernadski fut dans les années 1920 l’un des fondateurs de la biogéochimie, il a créé et imposé le concept de biosphère et en cela rendu possible l’écologie scientifique ; il constatait déjà que qu’« une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface de la terre avec l’homme » : il a ainsi conçu l’Anthropocène. Mais il soulignait aussitôt que l’humanité toute entière ne représentait qu’une masse insignifiante dans le système terrestre, et que sa force ne venait pas de sa matière, mais de son esprit : ce qui le conduisait caractériser notre époque géologique par « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimique », pour la définir comme « ère psychozoïque, ère de la Raison ».
La puissance qui aujourd’hui parvient à l’hégémonie mondiale n’est donc pas tant l’homme que la « raison » ou l’ « esprit » dont il est porteur. Vernadski est le créateur du concept de biosphère, mais il a aussitôt constaté qu’il ne suffisait pas : il a ajouté au système terre la noösphère (du grec nóos, intelligence, esprit, pensée) : il conclut ainsi dans un article paru en 1943 que « la noösphère est un nouveau phénomène géologique sur notre planète. En elle, pour la première fois, l’homme devient une force géologique à grande échelle ».
L’Anthropocène est en vérité Noöcène. La puissance de destruction n’est pas celle de l’homme en tant que tel, mais celle de l’ « esprit », c’est-à-dire cet ensemble d’idéalités pures, purement formelles, que son activité pendant des millénaires a patiemment produit par dénaturation, sublimation et abstraction. Cet esprit, c’est bien ce que Platon recherchait, c’est le lieu purement intelligible où il souhaitait fuir la nature et le corps.
La question serait alors de savoir comment il existe, cet esprit, cette puissance purement abstraite.
Il faut d’abord constater que la révolution industrielle a eu aussi pour effet d’industrialiser la production du savoir. Ce qu’on appelle la recherche est un phénomène nouveau, qui apparaît au XXe siècle. Einstein est le dernier savant, de l’âge artisanal, après lequel vient le temps des « équipes de recherche ». Le savoir, la science, n’existe plus dans la tête de tel ou tel individu, elle existe dans un dispositif mondialisé caractérisé par la division du travail et la spécialisation des tâches, les individus ne font plus que participer ou contribuer à un processus de production de savoir qui fonctionne selon sa propre logique, qui s’est autonomisé et automatisé : thème central de Husserl dans La Crise des sciences européennes.
Or cette automatisation de la théorie, cette autonomisation de la production d’abstractions, a connu un essor colossal depuis 1945 avec l’avènement de l’informatique. L’informatique est rendue possible par l’indépendance du logiciel par rapport au matériel. En moins d’un demi siècle, on a vu se mettre en place le Réseau informatique mondial, doté de puissances de calcul et de mémorisation incommensurables à celles des êtres humains, et qui a en effet un pouvoir du numérisation universelle qui lui permet de réduite n’importe quoi à une quantité d’information, et qui a réussi à instaurer un nouvel espace-temps, celui du cyberespace, auquel les hommes sont des plus en plus souvents connectés.
C’est-à-dire que la noösphère dont parlait Vernadski n’est plus un simple concept, c’est une réalité. Le cyberespace, le Réseau internet, la réalité virtuelle, c’est une noösphère, qui dispose d’un pouvoir effectivement réel, et qui réussit à mobiliser en temps réel des milliards d’hommes, de femmes et d’enfants.
C’est donc un contresens que de concevoir notre époque comme « règne de l’homme », ou comme celle par laquelle l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature », comme disait Descartes : elle est au contraire celle où l’homme se soumet entièrement à cette puissance artificielle qu’il a lui-même produite par le travail de dénaturation : une puissance méta-physique au sens où elle est fondée sur une anti-nature et s’oppose à la nature. Le mot que Mark Zuckerberg a choisit pour désigner son projet est très intéressant : Metavers, c’est-à-dire un univers métaphysique.
Notre époque n’est pas celle où l’homme est maître et possesseur de la nature, elle est celle où l’homme est dépossédé de toute nature et asservi au dispositif numérique, c’est-à-dire celle de l’aliénation totale de l’homme. Le penseur essentiel ici n’est pas Descartes, mais Hobbes, qui est le premier à voir l’avènement d’une puissance de domination, au statut ontologique nouveau, issue de l’aliénation totale de tous les hommes, qu’il appelle le Léviathan. Le Léviathan désigne l’État : l’État n’a pas d’autre origine que les hommes, il est une réalité anthropique, mais il est le résultat de leur transfert de souveraineté, de leur transfert de compétence, qui crée une nouvelle réalité au pouvoir colossal. Les individus sont dépossédés et dépouillés de tous leurs pouvoirs, ils transmettent leurs pouvoirs à l’État, et l’État dispose donc d’un pouvoir total sur des individus qui n’en ont plus aucun. Il devient une puissance monstueuse, c’est pourquoi Hobbes le nomme du nom d’un monstre mythique de l’Ancien testament.
La puissance qui domine aujourd’hui est de même nature. L’Anthropocène déchaîne une puissance anthropique, celle-ci est la puissance aliénée de l’humanité.
Comprendre un tel événement impose alors de nouvelles analyses. Il s’agit de comprendre comment la puissance réelle de l’homme peut être transférée dans un dispositif technique, comment ce dispositif peut tout à la fois s’autonomiser et se donner pour finalité la production d’abstractions pures, en s’appropriant pour ce faire la science ainsi devenue puissance productive. La question est de comprendre la logique à l’œuvre dans la révolution industrielle, et cette logique n’est autre que le capitalisme.
La question, c’est donc de penser le Capital, mais de le penser avec Marx contre les marxistes, pour l’arracher à son interprétation sommaire en terme de rapports de classes. Marx parle du « Moloch » du Capital, parce qu’il est confronté, comme Hobbes avant lui, à une puissance de domination au statut ontologique nouveau, issue de l’aliénation totale des hommes, et en cela monstrueuse. L’Anthropocène doit donc se concevoir comme Capitalocène : conjurer le danger de la destruction de la nature impose le dépassement du capitalisme.