Qui est la personne en trop sur notre bateau ?

À l’occasion d’une rencontre sur l’enjeu de l’immigration avec son homologue fédéral Justin Trudeau, le lundi 10 juin 2024, le premier ministre François Legault a fait cette déclaration :

« 100 % du problème de logement au Québec vient de l’augmentation du nombre d’immigrants temporaires. […] Quand on n’est plus capable de loger des familles, qu’on n’est plus capable de scolariser des enfants, qu’on n’est plus capable d’avoir accès à des services de santé, qu’on n’est plus capable de freiner le déclin du français, on est dans une situation d’urgence » (Le Devoir)

Si le premier ministre a été vertement critiqué pour cette nouvelle sortie publique anti-immigration, avec raison puisqu’il s’agit d’une opinion réductrice et populiste, il m’apparaît plus pertinent de réfléchir au problème global de la disponibilité des ressources, qu’on tend à détourner vers des enjeux d’immigration. Le premier ministre, sans probablement le savoir, suit le même raisonnement, déjà vieux de 50 ans, qui découle d’un problème formulé par Garrett Hardin, un écologiste réaliste de droite à qui l’on doit la formulation de deux expériences de pensée célèbres : celle de la tragédie des biens communs (Tragedy of the commons, 1968) et celle du bateau de sauvetage (Lifeboat ethics : the case against helping the poor, 1974 ).

En parcourant ces textes, je crois être en mesure de montrer quatre choses : 1) que le problème de surpopulation et de gestion des ressources identifié par l’auteur peut être une réelle préoccupation écologique; 2) que la solution relative à l’immigration qu’il avance pour le résoudre est campée politiquement, s’abreuvant à la source du réalisme et du libéralisme à la faveur de l’Occident; 3) que cette manière de résoudre le problème peut tomber sous le sens de plusieurs citoyens, d’où sa popularité croissante aujourd’hui; et 4) que cette posture anti-immigration est intenable d’un point de vue éthique. Je conclurai par une mise en garde.

Le problème de gestion de la surpopulation et des ressources

    Le problème qui occupe Hardin dans son premier texte est celui de la surpopulation. L’idée est simple et maintenant acceptée dans tous les milieux militants écologistes, voire dans la population en général : « un monde fini, dit-il, ne peut supporter qu’une population finie. » C’est pourquoi chercher du côté des moyens techniques pour fournir les ressources nécessaires à la population mondiale grandissante est une impasse; c’est se condamner à l’accroissement indéfini de la population, à la raréfaction des ressources et, à terme, à la pénurie. L’enjeu n’est donc pas technique, selon l’auteur, mais relève plutôt d’un dilemme moral, éthique et politique. Je me range à cet argument.

    Qu’entend Hardin par la tragédie des biens communs? Les « commons », c’est ce qui appartient à tout le monde : l’air, les océans ou les terres non encore marquées du fer de la propriété. Dans une telle situation, aucune limite n’est imposée à personne et, comme dans le cas d’un « bar ouvert », le risque d’abus est élevé. L’expérience de pensée à laquelle nous renvoie l’auteur est l’exploitation d’un terrain communal, comme celui qu’on retrouve au Moyen-âge et que le seigneur met à la disposition de ses habitants pour subsister. Puisque chaque berger veille à son propre bien-être, ajouter un animal à son troupeau lui est bénéfique, mais ce faisant, le pâturage diminue d’autant pour la communauté de bergers. Si d’un côté l’avantage individuel est évident, de l’autre, l’inconvénient pour les autres est minime parce que partagé et passe donc inaperçu. Ainsi, chacun est amené à surexploiter inexorablement la commune jusqu’à l’épuisement : voilà en gros ce qu’est la « tragédie des communs » inventée par Hardin.

    Je le souligne : ce n’est qu’une invention pour réfléchir à un nouveau problème – la surpopulation et la surexploitation –, qui n’avait pas lieu auparavant : la maladie et la mort précoce veillaient au grain, rappelle l’auteur. Ce n’est devenu un problème qu’avec l’industrialisation et la modernisation de la technique. Mais vers la fin des années 60, les enjeux relatifs à ce qu’on nomme depuis 1992 « l’empreinte écologique » se manifestent déjà; et aujourd’hui, considérant la détérioration des écosystèmes et l’accélération des migrations environnementales, nous sommes placés devant l’urgence d’agir.

    Hicham-Stéphane Afeissa résume ainsi la conclusion à laquelle aboutit le premier texte de l’auteur : « La tragédie des biens communs tient à ce qu’étant hors marché, voire de tout mode de régulation, ils font l’objet d’une surexploitation. De là la proposition de Hardin de soumettre à la régulation les patrimoines communs, sous la forme soit d’une nationalisation, soit d’une privatisation, soit d’une gestion par des communautés locales. » Cela tombe sous le sens, du moins à première vue. Pour ne prendre qu’un exemple effleuré par Hardin, qui a bien évolué depuis la rédaction de son article, la pollution de l’air par la combustion d’énergies fossiles montre que l’intérêt individuel – conduire sa voiture – se fait au détriment du bien commun – la qualité de l’air. Dans cette optique, le marché du carbone est une des tentatives contemporaines pour régulariser la catastrophe annoncée.

    L’analogie du bateau de sauvetage et la politique en matière d’immigration

      Jusqu’ici, cette esquisse n’a soulevé rien de trop polémique. Mais je ne peux passer sous silence l’une des thèses qui figure déjà dans le premier texte et qui me semble la plus radicale : le caractère « intolérable », écrit-il, du droit à la reproduction, qu’il reconnaît par ailleurs comme faisant partie de la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est ici que les choses se corsent, car cela revient à porter un jugement moral sur ceux et celles qui se reproduisent trop et, par conséquent, à établir une limite au-delà de laquelle certaines personnes deviennent superflues et nuisibles. Mais qui sont-elles alors et quelle solution proposée? Le deuxième article de Hardin a l’avantage d’être limpide à ce sujet dès les premières lignes : il s’agit de l’immigrant en trop, celui étiqueté comme étant pauvre et comme ayant un taux de reproduction trop grand. Il est envahissant, rien de moins.

      En effet, la métaphore du « Bateau de sauvetage », que Hardin associe à une éthique nouveau genre (Lifeboat ethics), est appelée à remplacer celle inappropriée de la Terre comme vaisseau spatial. Sa critique porte sur la prétendue obligation de partager équitablement notre planète : « La métaphore du vaisseau spatial peut être dangereuse quand elle est employée par des idéalistes égarés pour justifier des politiques suicidaires visant à partager nos ressources à travers une immigration incontrôlée et l’aide étrangère. »

      À la métaphore idéaliste ou cosmopolite (un même vaisseau spatial à partager), il oppose une métaphore réaliste stato-centrée : les pays riches sont autant de bateaux de sauvetage remplis de « riches » (full of comparatively rich people) autour desquels nagent les « pauvres » qui espèrent en tirer parti. La caricature qu’il en donne est la suivante : un bateau ayant à son bord 50 personnes, et dont la capacité est tout au plus de 60 passagers, fait face à 100 personnes en détresse, qu’on autorise par principe d’humanité à monter; il en résulte la noyade collective. La morale de l’histoire est cinglante : « Complète justice, complète catastrophe. »

      Que cette métaphore prête le flanc à la fausse analogie, cela ne fait aucun doute. Tout le focus de l’auteur est sur le danger que représente les « pauvres » provenant de l’étranger, sans tenir compte du bon usage des ressources terrestres à notre disposition, ici comme ailleurs. Les dés sont donc pipés dès le départ. La métaphore a cependant l’avantage de mettre en évidence l’agenda politique de l’auteur : défendre l’intérêt national, d’une part, et préserver le mode de vie américain, d’autre part. Par principe, le bateau de sauvetage est toujours déjà plein, avec des ressources déjà limitées en fonction du niveau de vie prédéterminé du Nord global, c’est-à-dire [trop] élevé. Le schéma d’intolérance, qui est au cœur du racisme, est classique : il y a « nous », les mieux nantis, et « eux », les laissés-pour-compte.

      Il me semble inutile ici de me lancer dans une analyse pointue de ce deuxième texte, qui date et qu’on a pu commenter et déconstruire abondamment, beaucoup mieux que moi d’ailleurs. Je me permets cependant d’énumérer en rafale quelques-uns des thèmes sensibles abordés : les taux de croissance démographique distincts des pays du Nord et du Sud; la nécessité d’un contrôle du patrimoine national et privé; les effets pervers des mesures humanitaires comme la Wold food bank; le coût potentiel pour les payeurs de taxes; la protection de la qualité de vie de nos concitoyens; enfin, bien sûr, le danger de l’immigration. En définitive, puisqu’il est impossible ou difficile d’agir sur la liberté de reproduction; puisque les pays pauvres doivent apprendre de leurs erreurs et mieux s’organiser eux-mêmes; puisqu’aider les pays pauvres trop populeux est voué à l’échec; pour toutes ces raisons, la solution écologique de premier plan revient à contrôler ses frontières pour sa seule prospérité. C’est un argument d’extrême droite typique.

      La logique réaliste et l’intérêt du citoyen

        Comment le citoyen réagit-il à ce problème des ressources finies devant une population croissante? Que lui fait-on miroiter?

        Lorsque le premier ministre met au banc des accusés les migrants, il adopte une position réaliste et nationaliste qui charme son électorat. Sa dernière déclaration va en ce sens, mais on se souvient aussi que ce même gouvernement vise à interdire aux enfants de demandeurs d’asile ayant un permis de travail l’accès en services de garde subventionnés, et ce, à contre-courant d’un autre jugement de la Cour d’appel; plus largement, sa demande à l’effet d’accroître son autonomie en matière d’immigration peut plaire à tous ceux et celles enclins à identifier l’étranger comme bouc émissaire, ceux et celles-là mêmes qui se sont réjouis lors de la fermeture du chemin Roxham. De la même manière, l’électorat en Europe et aux États-Unis est sensible à la question de l’immigration. En fait foi la montée de l’extrême droite aux dernières élections européennes et le récent décret relatif aux sans-papiers et demandeurs d’asile signé par Biden aux États-Unis.

        Le climat social anti-immigration naît de la peur, justifiée ou non, d’une détérioration de sa sécurité, de son niveau de bien-être matériel et de sa culture. Et si la gauche est prompte à dénoncer la teneur xénophobe, islamophobe ou proto-fasciste de ce climat nationaliste, l’argument réaliste coupe court à leur plaidoyer. Comme le fait remarquer Hardin, il suffit de l’argument de la quantité pour s’autoriser à fermer les portes aux étrangers. Le citoyen anti-immigration a ainsi une phrase toute prête à servir à ses détracteurs, que je formulerai ainsi : « Je ne suis pas raciste, mais il faut bien être réaliste; nous sommes trop nombreux déjà. »

        L’éthique à la rescousse du bateau de sauvetage

          Le spectre de la surpopulation ne date pas d’hier; dès la fin du 18e siècle, Malthus nous met en garde contre le piège de l’amélioration des conditions de vie menant à un accroissement exponentiel de la population. Ainsi s’oppose-t-il à l’application d’une loi visant à venir en aide aux nécessiteux et privilégie-t-il l’abstinence sexuelle dans leur cas. Et il n’est pas étonnant que Hardin s’en inspire explicitement dans sa thèse de la tragédie des biens communs. Mais leur éthique, dans un cas comme dans l’autre, est pour le moins douteuse.

          Dans leur plaidoyer, l’argument de la dignité humaine ou de l’égale considération de tout être humain est le premier à être jeté par-dessus bord. Il y a une discrimination arbitraire, sur la base de la richesse ou sur la base du pays d’origine. D’un point de vue kantien, on traite l’autre comme un simple moyen en vue de notre bien-être; on peut par exemple inféoder l’étranger à un employeur pour cueillir des fraises ou cueillir des choux, mais il ne doit rien nous en coûter socialement. D’un point de vue utilitariste, le calcul de l’étendue des personnes considérées pour le plus grand bonheur du plus grand nombre se limite à nos intérêts; la population considérée, c’est nous. Il n’y a pas à dire : l’éthique du bateau de sauvetage manque d’humanité.

          Mais admettons qu’il soit impératif de limiter l’immigration. Sur quelle base choisir les candidats naufragés? Est-ce sur la base de leur compétence, de leur richesse ou de leur éducation? Et comment échapper à toute discrimination? Face à ce problème, Christine Straehle soulève un autre enjeu éthique pertinent : celui, cher au libéralisme, de l’égalité des chances. Or, il s’avère que le choix de nos ressortissants, si nous avions une autonomie en matière d’immigration basée sur l’intérêt national, se ferait sur la base de nos besoins et non en fonction de donner une chance égale à l’autre de vivre une vie décente, plus particulièrement à ceux qui en ont vraiment besoin. Par souci éthique, il faudrait pourtant faire l’inverse : « Une façon de rendre compte de ces devoirs de bien-être est d’ouvrir ses frontières, en particulier aux plus démunis par opposition aux plus avantagés au sein de la population. » On peut ainsi questionner la métaphore de l’éthique du bateau de sauvetage de Hardin, qui aurait plutôt tendance à échanger des passagers entre bateaux bien nantis, qu’à sauver ceux qui se noient.

          Une autre ligne d’argumentation à explorer consiste à rétablir l’équilibre entre la préoccupation vis-à-vis la surpopulation et celle vis-à-vis la surexploitation. C’est particulièrement là que le bât blesse, considérant que l’attrait des pays du Nord global repose sur l’avantage d’être l’exploiteur plutôt que l’exploité. Si la croissance démographique est brandie comme un épouvantail et prise au sérieux, la complaisance perdure quant au mode de vie capitaliste et consumériste dont nous bénéficions et qui fait des envieux. L’épuisement des ressources tire ainsi sa source non seulement de la surpopulation mais de la société industrielle et technologique qui alimente le capital. Ce à quoi il faut faire face, c’est à l’essence destructrice de la domination capitaliste qui mène à la catastrophe.

          Autrement dit, plutôt qu’être sur la défensive à la vue des « pauvres » qui se noient, il serait plus judicieux de nous demander pourquoi leur bateau est en train de couler. Car expliquer leur défaillance sur des bases strictement domestiques (corruption des dirigeants, mauvais choix politiques, environnement local, etc.), c’est jouer à l’autruche face aux effets pervers de la mondialisation, du colonialisme et du néocolonialisme. À y regarder de près, le naufrage actuel du Congo ne saurait s’expliquer sans la richesse de ses terres rares qui comble notre besoin en matière de technologie. Sous cet angle, il ne s’agit plus seulement d’interroger la pertinence de « porter assistance » aux pauvres du monde, comme nous le rappelle Pogge, mais de réparer le tort que nous leur causons : « Dans la mesure où nous les dédommageons, nous ne les « assistons » pas seulement, mais nous réduisons l’impact de règles non équitables qui occasionnent pour nous des gains injustes à leur détriment. » Dans le même ordre d’idées, par souci de justice, il faudrait à l’avenir modérer notre avidité à accaparer les ressources des autres à qui, pourtant, nous refusons l’accès sur notre territoire.

          Conclusion : quand le nationalisme et le réalisme font la paire

          Les soucis écologiques, faut-il cependant admettre, sont bien réels. Pour y répondre, deux avenues écologiques radicales semblent possibles. Je qualifierais la première de conservatrice, qui d’une manière ou l’autre se confond avec l’approche de Garrett Hardin; je qualifierais la seconde de révolutionnaire, dans la mesure où elle appelle à transformer le système capitaliste. Or, je crois que la première avenue est la seule et réelle menace.

          Ce que je crains, c’est la puissance de la rhétorique anti-immigration dans un contexte de crise environnementale et de détresse humaine à l’échelle de la planète. La thèse de Hobbes peut nous aider à y voir clair : « si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu’ils savourent), ils s’efforcent de se détruire ou de subjuguer l’un l’autre. » Cela revient à nous demander s’il y a bien une véritable guerre de chacun contre chacun qui s’installe tranquillement sur l’ensemble de la planète. Et si tel est le cas, ou qu’on veuille nous le faire croire, il ne reste plus que deux vertus cardinales, qui n’ont plus rien à voir avec l’éthique ou la morale : la force et la ruse.

          Ce qu’il y a d’inquiétant, c’est comment la peur pour notre sécurité et notre bien-être peut être instrumentalisée à des fins politiques. À cet égard, le réalisme et le nationalisme se nourrissent l’un et l’autre : à partir du moment où on statue qu’il y a quelqu’un en trop, quel qu’il soit, le réaliste peut lui donner le masque étranger qui convient à son objectif; et le nationaliste, en retour, peut également justifier sa xénophobie sur la base d’un seuil limite d’immigration au-delà duquel il n’est plus possible de jouir autant de la vie. Une investigation rapide du côté des positions politiques d’extrême droite défendues par Garrett Hardin nous en donne la preuve.

          En définitive, l’essoufflement du gouvernement caquiste au profit du parti Québécois de Paul Saint-Pierre Plamondon ne laisse présager rien de bon. S’en remettant à l’importance de maintenir nos conditions socio-économiques, en faisant sien le leitmotiv aux allures bienveillantes d’en accueillir moins mais mieux, le PQ n’hésitera pas à mettre l’accent sur la préservation de la culture québécoise et de la langue française, clarifiant du coup leur politique en matière d’immigration. La porte sera laissée grande ouverte à l’exclusion et à la déshumanisation.

          Quant à l’avenue révolutionnaire anti-capitaliste, je vois mal comment elle pourrait survenir du jour au lendemain dans un monde en pleine accélération. Cependant, même si elle tarde à venir, il faut avoir l’honnêteté de dénoncer ce qui prend l’apparence d’une éthique, alors qu’il n’en est rien. Une pensée cohérente de l’écologie ne peut s’appuyer sur une éthique du bateau de sauvetage sans se demander pourquoi le paquebot est en train de couler.

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